lundi 19 septembre 2011

Le chant des oiseaux (1/3)

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Maria Pueblos de Nadar était alors une jeune journaliste. Après quelques stages dans des journaux locaux ainsi qu'à la radio, elle avait écrit dans des hebdomadaires avant de finalement être engagée dans un grand quotidien national. Cela faisait quelques mois à peine qu'elle avait pris ses fonctions et certains vieux briscards du journalisme, ceux qui, par leur plume, avaient fait la renommé du journal, la considéraient encore un peu comme une jolie gamine. Elle souhaitait vivement leur prouver tout son talent et détestait le fait de ne pas être prise complètement au sérieux.
Cet entretien exclusif avec le grand professeur Mariani était donc très important pour elle. Le rédacteur en chef, Monsieur Renoldi était un homme fin et perspicace. Il avait su percevoir le talent de cette jeune femme et avait décidé de lui donner sa chance, confiant à elle seule cet entrevue avec le prix Nobel de biologie.
Le professeur Mariani était un original, une sorte de professeur Nimbus, un vrai mystère ambulant. Même ceux qui avaient toujours travaillé avec lui le qualifiaient au mieux d'excentrique. Il avait d'abord fait la fierté de toute la nation grâce à ses travaux exceptionnels en génétique qui lui avaient valu rien moins que le prix Nobel et puis brusquement, provoquant la consternation générale, il avait annoncé lors de la remise du prix qu'il arrêtait complètement toute activité scientifique. Lui ? Le génie, l'Albert Einstein de la génétique et de la biologie moléculaire, à cinquante ans à peine, juste au moment du couronnement, décidait subitement de tout abandonner, de se retirer dans sa maison du lac de Côme comme un vieil ermite ? Ce n’était pas pensable. Il avait accepté son prix en faisant cette simple déclaration sans s'expliquer et n'avait fait depuis aucun commentaire, se refusant à toute allocution. Il n'avait jamais expliqué son geste, et voilà que plus de six mois après avoir décidé de se retirer du monde, il consentait enfin à s'exprimer. Il consentait enfin à recevoir la presse et ce serait Maria, et elle seule, qui pourrait recueillir finalement, l'explication que le monde entier attendait.
Cette nouvelle avait fait grand bruit, bien au-delà des cercles scientifiques, surtout dans notre pays. Tout le monde s'était perdu en conjectures pour expliquer son geste et on ne comptait plus, à l'époque, les émissions consacrées à cette histoire avec leurs lots de soi-disant experts exposant leurs théories toutes plus rocambolesques les unes que les autres sur les raisons de son geste.
Maria ne voulait rien laisser au hasard. Le rendez-vous était fixé avec le professeur et elle n'avait que quelques jours pour se préparer. A peine la joie retombée et les remerciements faits à son rédacteur en chef pour la confiance qu'il lui témoignait, elle fit le maximum de recherches sur l'homme qu'elle allait rencontrer.
Le professeur Mariani avait été le premier scientifique à réussir l'exploit de faire revivre une espèce animale disparue, ce qui lui avait valu le prestigieux prix Nobel. En l'occurrence, il s'agissait d'un oiseau que l'on trouvait autrefois dans la forêt amazonienne.
Toujours désireuse de n'attirer l'attention que par son talent, elle choisit une tenue discrète et le jour convenu, de Milan, elle prit le train jusqu'à Côme. Arrivée sur les rives du lac, un taxi la conduisit jusqu'à la demeure du professeur qui l'attendait en ce début d'après-midi. La villa de style néo-classique dominait le lac. Un domestique lui ouvrit la porte et l'invita à entrer. On la fit attendre dans un grand salon décoré avec goût pendant qu'on annonçait son arrivée au maître des lieux. Au milieu du mobilier ancien, plusieurs toiles. Son regard s’attarda sur des ruines antiques, une marine, un jeune couple enlacé dans un sous-bois lui rappelant le style de Boucher. Son attention fut attirée par le cliquetis d'une horloge ancienne décorée d'un épisode mythologique, sans doute Hercule qui terrassait le sanglier d'Erymante. Elle n’aurait pas imaginé que le professeur fut si sensible à la beauté artistique. Le domestique revint la chercher. Ils traversèrent quelques pièces meublées dans le même esprit et il l'introduisit auprès du professeur. Celui-ci était installé sur un grand balcon, à l'ombre de plantes luxuriantes, contemplant la vue sur le lac. Il la fit s'installer dans un fauteuil près de lui. Elle sortit un magnétophone, lui demandant si cela ne le dérangeait pas que leur conversation soit enregistrée.

jeudi 15 septembre 2011

Le chant des oiseaux (2/3)

   Le professeur la mit à l'aise. Mariani était un homme d'une cinquantaine d'années. Mince, il semblait être resté actif. Selon Maria, il n'avait pas vraiment l'air du savant fou que certains dépeignaient ; il ne portait pas de lunettes, ses cheveux  courts poivre et sel, son visage fin et ses vêtements décontractés (il portait un col roulé noir) lui donnaient l'impression d'être l'un de ces patrons d'entreprises informatiques, visionnaires, presque philosophes, n'ayant jamais entendu parler d'une cravate ou d'une chemise. Pourtant, son regard manquait de la lueur vive qu'elle avait pu voir sur les documents de l'époque de ses recherches.
Maria commença par le remercier de la recevoir.
   - Je vous en prie, Mademoiselle. J'ai toujours apprécié la rigueur et le sérieux de votre journal.
Elle voulait commencer par quelque chose de neutre afin de sonder le terrain et de mieux cerner son interlocuteur.
   - C'est une très belle maison que vous avez ici.
   - Je vous remercie. Elle est dans ma famille depuis des générations. Depuis que j'ai pris ma décision, c'est ici, dans ce havre de paix que je me suis retiré. Je n'en sors que le moins possible.
Il attirait la conversation sur le terrain de ce qui l'amenait ici et elle n'allait pas laisser passer cette occasion de satisfaire sa curiosité.
   - Avez-vous un laboratoire installé ici Professeur ? Poursuivez-vous des recherches d'une quelconque sorte ?
   - Non, vous ne trouverez aucun laboratoire ici. Vous savez, ma déclaration était peut-être laconique, mais j'ai bien peur que ma décision ne soit irrévocable.
   - À ce propos, vous devez avoir conscience, Professeur, que votre décision a stupéfié à peu près tout le monde.
   - J'imagine. L'incompréhension de mes contemporains est sans doute le prix à payer. Mais après ce que j'ai réalisé, reprendre mes recherches m'est apparu comme quelque chose de complètement vain.
   - Vous voulez dire après ce que vous avez accompli, vous avez eu le sentiment d'avoir atteint un sommet ?
   - Non, ce n'est pas ce que je voulais dire. Je voulais dire "après ce dont je me suis rendu compte".
   - Vous avez découvert quelque chose ?
   - Rien de plus que ce qui m'a valu le prix Nobel.
   - Pourriez-vous m'en dire davantage à ce sujet. Vous étiez spécialisé dans les oiseaux, n'est-ce pas ?
Mariani ne pu s'empêcher de sourire.
   - Je suis généticien chère Mademoiselle, ma spécialité, c'est le vivant. D'ailleurs, la plupart de mes collègues n'ont pas compris pourquoi j'ai choisi de travailler sur ces sujets.
   - Les oiseaux.
   - Un oiseau. Venez.
   Le professeur se leva et invita Maria à le suivre. Quelques mètres derrière eux, une cage posée sur une table d'acajou était recouverte d'un drap que le professeur souleva. Quatre oiseaux au plumage magnifique étaient assoupis. Maria ne put masquer son étonnement.
   - Mon dieu, ce sont vos… Créatures ?
   - Ce ne sont pas mes créatures. Je ne les ai pas inventés. Je n'ai fait que réparer, du mieux possible, une erreur commise par les hommes.
   - Ils sont absolument magnifiques. Je n'en ai jamais vu de si beaux.
   Le professeur Mariani ouvrit la cage et en prit un dans sa main. Le tenant délicatement, il caressa sa tête jusqu'à ce que l'oiseau s'éveille. Il invita Maria à faire de même. L'oiseau encore étourdi ne répondit que par un petit cri aigu, comme s'il demandait pourquoi on le tirait de son sommeil. Le professeur s'approcha du bord de sa terrasse et lança l'oiseau qui prit son envol au-dessus du lac.
   - Il revient toujours à sa cage.
   Le professeur invita Maria à se rasseoir dans le fauteuil près de lui.
   - Vous savez, ce sont des oiseaux de climat chaud, en été, ils peuvent s'aventurer hors de leur cage, mais sinon, ils ont besoin de beaucoup de chaleur. On surnommait parfois ces oiseaux, les oiseaux de paradis.
   - Je ne le savais pas.
   - Ce ne sont pas les seuls à avoir été surnommés ainsi, mais je pense que ce sont les seuls à l'avoir jamais mérité.
   - Pourquoi cela?
   Le regard du professeur se fit plus vague.
   - Vous savez, ces oiseaux représentaient un réel défi scientifique. J'aurais pu m'attaquer à une espèce disparue beaucoup plus simple.
   - C'est la prouesse qui vous a poussé à les choisir?
   - Non. La plupart des gens l'ont cru, et le pensent sûrement encore. Je n'ai jamais expliqué à personne pourquoi j'avais choisi l'oiseau de paradis. Vous me demandiez pourquoi on les avait surnommé ainsi, je vais vous le dire. Une vieille histoire raconte que le chant de ces oiseaux est la plus belle chose qu'aucun homme n'ait jamais entendu. Il en est fait mention dans les récits de quelques explorateurs, parmi les premiers européens à s'être aventurés dans cette zone de la forêt amazonienne. Les indiens vivant près de l'habitat de ces oiseaux pensaient que leur paradis en était peuplé et que ces oiseaux s'en était échappés d'une manière ou d'une autre.
   Voyez-vous, cette histoire m'avait beaucoup marqué dans ma jeunesse. Je ne pouvais retenir mes larmes à l'idée de cette beauté perdue à jamais, de ces oiseaux si magnifiques, que plus personnes ne pourrait jamais admirer, ni écouter. Juste après la soutenance de ma thèse de doctorat, afin de fêter l'événement, j'ai effectué un voyage au Brésil. Pendant deux mois, j'ai sillonné ce pays immense et magnifique. J'avais alors complètement oublié cette histoire. Un jour, je visitais un musée d'histoire naturelle et je suis tombé sur un spécimen naturalisé de cet oiseau. J'ai d'abord été frappé par sa beauté, les couleurs de son plumage, son air vif et majestueux. Je suis resté plus d'une demi-heure à l'observer dans cette salle de musée, me remémorant l'histoire qui m'avait tant marqué autrefois. Je suis ensuite retourné en Europe où j'ai poursuivi ma carrière universitaire. Depuis ce jour, cette histoire n'a jamais quitté mon esprit et je me suis alors renseigné de manière plus approfondie sur cet oiseau, son habitat, ce que les naturalistes avaient pu observer avant sa disparition. J'ai même réussi, avec la plus grande difficulté, à mettre la main sur une vieille bande magnétique, le seul enregistrement existant du chant de ces oiseaux. J'en ai tout de suite fait une copie numérique afin d'assurer la conservation de ce trésor inestimable. L'enregistrement était très mauvais et qui plus est, il ne durait pas plus d'une vingtaine de secondes, mais je vous jure que c'est la chose la plus magnifique que j'ai jamais entendu.
   Lorsque j'ai pris la tête d'un laboratoire de recherche et que la question s'est posée à moi, je n'ai pas hésité un instant. J'étais passionné, je me sentais investi d'une mission sacrée. J'avais la chance de pouvoir réparer cette injustice ; cette tristesse qui m'avait envahi étant jeune.

lundi 12 septembre 2011

Le chant des oiseaux (3/3)

Venez, je vais vous faire écouter. Il se leva et l'invita à le suivre. Passés au salon, il ouvrit les portes d'un meuble qui cachait une chaîne haute fidélité. Il lança l'enregistrement et Maria fut immédiatement saisie d'un sentiment étrange de chaleur. Ce chant était sans pareil, il était d'une beauté indicible. Emue aux larmes, elle n'eut rien besoin de dire.
- Vous comprenez pourquoi j'ai voulu consacrer mes recherches à faire renaître cette beauté.
- C'est la plus belle chose que j'aie jamais entendue. Mais comment se fait-il que personne n'ait jamais entendu parlé de ce chant magnifique depuis vos travaux ?
- C'est la raison pour laquelle j'ai décidé de tout arrêter.
Maria ne comprenait pas.
Après des années d'étude, de travail, d'efforts acharnés, soulevant à chaque fois un défi scientifique qui semblait infranchissable encore six mois auparavant, nous avons fini par y arriver : nous avons fait revivre une espèce disparue. Des mâles, des femelles. J'étais au comble de l'excitation quand ils sont nés. Je les ai regardé grandir avec toute mon attention et tout mon amour. Ils se développaient tout à fait normalement. Le temps passait et pourtant, ils ne chantaient pas. Ils poussaient de petits cris, mais aucun chant n'est jamais sorti de leur gorge. Ils approchaient de l'âge adulte et j'attendais avec impatience le temps des amours, pensant que ce serait là l'occasion d'enfin pouvoir les entendre. Mais là encore, je fus déçu. Ils se reproduisirent, il y eu deux générations, puis trois, mais mes pires craintes se confirmèrent : il n'y avait toujours aucune trace de ce chant divin. J'étais atterré. Mes collègues, avec qui je n'avais pas partagé mes espérances, me prenaient de plus en plus pour un homme étrange, ne comprenant pas pourquoi je ne me réjouissais pas de cette première mondiale parfaitement réussie de leur point de vue.
J'ai commencé à mettre en doute mon travail, à me demander ce qui n'avait pas marché dans notre méthode. Mais après des semaines et des semaines à tout analyser, à tout remettre en cause, j'ai dû me rendre à l'évidence. Tout avait parfaitement fonctionné. Pire que cela, j'ai pris conscience que les choses ne pourraient jamais mieux fonctionner. Il marqua un temps, s'assit sur l'un des fauteuils du salon et invita Maria à en faire de même.
Comprenez-moi bien, l'obstacle ne venait pas de nos connaissances ou d'une faiblesse technique de notre part. Vous comprenez, dans ce domaine, il n'y a pas de demi-réussite. Ou vous réussissez, ou vous échouez. Les oiseaux sont nés, viables, conformes exactement en tout points à ceux éteints, ils se sont développés, se sont reproduits et nous avons aujourd'hui une grosse centaine d'individus, mais aucun ne chante. Certains ont très tôt été réintroduits dans leur habitat naturel ; ce retour à l'état sauvage n'a rien changé. Ils poussent bien des cris pour communiquer entre eux, mais absolument rien de comparable avec même le chant d'un vulgaire moineau.
- Je ne suis pas sûre de vous suivre. Avez-vous trouvé une explication ?
- Oui, hélas. Après des semaines à me torturer l'esprit, l'explication m'est apparue, claire, limpide. Et c'est bien cela qui m'a poussé à tout arrêter, à me retirer ici. Voyez-vous, je suis généticien, je ne suis pas naturaliste. Mon défaut, mon arrogance peut-être, a été de croire que tout pouvait reposer sur la génétique. J'avais complètement négligé, occulté dans mon raisonnement, une donnée fondamentale.
- Laquelle ?
- La culture. La seule explication à ce silence est que ce chant si merveilleux, dont un simple extrait a réussi à vous tirer des larmes, était un caractère culturel et non pas biologique à proprement parlé. Voyez-vous, nous avons longtemps considéré, par arrogance, que nous étions les seuls animaux culturels. C'est faux. De plus en plus de travaux ont mis en évidence des caractères acquis, transmis de génération en génération dans de nombreuses espèces, et pas uniquement chez les primates. N'étant pas au fait de ces observations récentes, je ne m'étais même jamais posé la question en ces termes. Sans m'en rendre compte, je courrais après quelque chose d'absolument inaccessible. Ce chant est mort avec le dernier de ces oiseaux sauvages.
Lorsque j'ai réalisé que ce chant avait bel et bien disparu à jamais et qu'il était absolument trop tard, qu'aucune avancée scientifique ou technique ne réussirait jamais à le rendre à nouveau vivant, de ce moment-là, tout m'est apparu si vain, si dépourvu de la moindre importance que je n'ai plus voulu remettre les pieds dans mon laboratoire. De savoir que tant de beauté serait à jamais perdue m'a atteint profondément.
Je n'ai pas le souhait de les revoir, mais je devais bien cette explication à mes collaborateurs. Voilà pourquoi j'ai décidé de vous faire venir aujourd'hui. Pour expliquer et peut-être mettre en garde. La culture, que ce soit celle de ces oiseaux ou la notre est quelque chose de délicat, de fragile. Une fois détruite, une fois disparue, il est vain d'essayer de la faire revivre, c'est une quête impossible. Même s'il y aura toujours des hommes, s'ils laissent s'éteindre cette flamme, ils ne pourront jamais la faire revivre.
L'entretien dura encore une vingtaine de minutes, mais le professeur avait adressé son message. Maria se demandait si elle devait en sourire. Il parlèrent de ce qu'il comptait faire à présent. Lui-même ne semblait pas en avoir une idée très précise. Il souhaitait, pour un temps, rester au calme avant de se consacrer aux autres, sans qu'il n'ait encore arrêté exactement de quelle façon. Maria le remercia du temps qu'il lui avait consacré et lui dit qu'elle lui enverrai une copie de l'article avant sa publication. Le professeur Mariani la remercia en lui assurant qu'il avait toute confiance en elle et lui dit adieu. Le taxi revint la chercher et elle laissa là le professeur, dans sa villa donnant sur le lac.
Sur le chemin du retour, le paysage lombard défilait derrière les vitres du train qui ramenait Maria vers Milan et la brillante carrière qui l'attendait.
Elle pensait à cet homme étrange qui avait poursuivi son rêve et que la réalité avait rattrapé. Sa sincérité l'avait touchée. Les gens le traitaient de fou, d'original, d'excentrique — ce qu'elle avait entendu ne ferait d'ailleurs que les conforter dans leur opinion — mais, au fond, elle le comprenait. Comment aurait-il pu continuer une fois qu'il en avait pris conscience ?
La pluie se mit à tomber. Les gouttes formaient des rigoles sur les vitres du train.

mardi 31 mai 2011

La fin du monde

   J'avoue, avec le recul, que c'est avec une certaine satisfaction que j'ai appris que la fin du monde allait survenir.
   Notre planète, notre système solaire, va être englouti par un ogre cosmique. Cosmique, voilà un joli mot que l'on n'emploie presque plus, à tort, depuis la fin des années soixante-dix. Mais je digresse. En même temps, puisque tout sera englouti et que vraisemblablement, personne ne lira jamais ma prose, pourquoi m'embarrasser de la moindre considération quant à sa qualité ou son harmonie ?
   Voilà, disais-je, un peu plus d'un an que les scientifiques ont détecté un trou noir qui, par un jeu de billard intergalactique s'est vu propulsé par l'un de ses congénères sur la trajectoire de notre système solaire. Notre planète, a autant de chances de s'en tirer qu'un hérisson déjà écrasé sur une autoroute.
   La fin est prévue pour dans quelques mois mais je dois le dire, avec des larmes de bonheur dans les yeux, quelle année avons-nous passé ! Mes enfants ! Ça se fut du spectacle !
   Voilà pourquoi je ne suis pas triste, ni n'ai peur, moi qui ai pourtant toujours eu peur de la mort. Je crois qu'en fait, c'était l'idée de partir seul qui m'impressionnait, mais là, partir à huit milliard tous ensemble, c'est juste génial ! Je vais partir, mais sans aucun regrets tant ces derniers mois eurent plus de saveur que les quarante années précédentes.
   Il faut bien comprendre que cette révélation d'une fin aussi globale qu'inéluctable a été un choc terrible pour l'humanité. En effet, c'est seulement à ce moment-là que tout le monde a compris ce que, en toute modestie, j'avais compris alors que je n'étais encore qu'un adolescent : rien n'a de sens. Absolument rien, dans nos vies, dans l'existence en général, n'a de sens. La simple mise à égalité de tout le monde devant le néant inéluctable qui est devant nous a fait prendre conscience à toute l'humanité en même temps de cette vérité fondamentale. La grande comédie absurde du monde était finalement révélée à tous dans sa réalité crue. On ne pouvait plus décemment faire semblant d'y croire.
   Vous me direz, et avec raison, que de l'écrire est aussi inutile que tout le reste puisque tout sera annihilé dans moins de six mois, mais, que voulez-vous, les mauvaises habitudes ont la vie dure.
   Évidemment, les réactions de mes congénères à cette nouvelle furent très variées. Et je dois dire que ce qui fut vraiment amusant pendant l'année qui vient de s'écouler, c'est d'avoir pu les observer à loisir. J'ajoute, non sans reconnaissance, que certains ont réussi à me surprendre.
   Il y a d'abord eu les idiots, ceux qui n'ont pas voulu voir la vérité en face. Ceux-là ont, soit purement et simplement nié la réalité, soit, en dépit du bon sens, se sont convaincus que nous survivront à ce cataclysme, même si un raisonnement élémentaire impose définitivement le contraire. Cette catégorie continue tant bien que mal à essayer de donner le change, continuant leurs vies comme si rien n'allait se passer.
   Les gens qui ne vivaient que pour leur travail se sont divisés en deux catégories. Les premiers, les moins aveugles, se sont rendu compte à cette occasion de l'inutilité flagrante de leur existence, ils se sont alors arrêté de travailler, mais le travail étant toute leur vie, ils ne trouvèrent plus aucune raison de continuer à vivre. Prétextant la peur d'une mort inconnue, ils préférèrent dans l'ensemble embrasser une mort choisie.
   Les seconds, les plus nobles, parfois les plus aveugles, continuèrent leur travail à l'annonce de la fin du monde, persuadés de son utilité pour l'humanité, empreints du sens du devoir, ils sont prêts à le mener jusqu'à ce que le dernier homme expire. Le plus étonnant est que contrairement à ce que l'on pourrait penser, on trouve parmi ces gens, aussi bien des médecins que des assureurs ou des décorateurs d'intérieurs. Ces derniers doivent sûrement encore être à leur poste à l'heure qu'il est, rejoignant en cela la première catégorie abordée.
   Ensuite, il faut le dire, une grande partie des gens se laissèrent aller à la si tentante et naturelle débauche. L'humanité, en grande partie, s'est transformée en une succursale décadente de palais romain et moi-même, je ne peux nier d'y avoir pris positivement une certaine part.
   Enfin, chose étonnante, à cette annonce, une grande partie des hommes décida de se lancer dans la guerre. Voilà qui ne manqua pas de m'étonner. Quoi de plus incongru que de se faire la guerre deux ans avant la fin du monde ? Je ne parvenais pas à comprendre la motivation de ce geste si absurde, moi qui pensait qu'au contraire, la fin programmée de l'humanité entraînerait plutôt les gens à se rapprocher (mais c'est vrai que je fais partie des débauchés). Donc, une grande communauté d'hommes, de tous les pays, de tous les horizons se jeta dans la guerre. Peut-être voulaient-ils griller au trou noir la politesse de tuer leurs ennemis. Mais de quels ennemis peut-on décemment parler quand des gens de confessions, de langues, d'idées opposées s'unissent pour massacrer un ennemi tout aussi hétérogène ? Non, ce que tous ces gens voulaient au fond, c'est une bonne vieille guerre, à l'ancienne. La camaraderie, la fraternité face à l'ennemi, quel qu'il soit, les nuits à la belle étoile, voilà ce qu'ils voulaient retrouver. Avec la destruction programmée de la planète, la guerre montrait enfin son vrai visage de douceur romantique.
   Cette guerre, qui fait encore rage dans une partie du monde, est menée pour rien, pour personne, pour aucune idée en particulier, ni même en général, si ce n'est pour faire la guerre. Toute cette communauté belliqueuse a pris le prétexte d'un petit conflit local et est venue grossir au hasard les rangs des belligérants originels. Ceux-ci, entre temps, ayant d'ailleurs pour beaucoup préféré abandonner les armes pour la débauche.
   Heureusement pour les belligérants, même si les usines furent majoritairement désertées par leurs ouvriers (enfin sauf par ceux de la première catégorie évoquée plus haut), les stocks d'armes auraient même suffi à guerroyer pendant dix années entières. Ce conflit est une guerre de volontaires, presque de gentlemen, aucun camp ne souhaitant vraiment gagner et à part l'artillerie utilisée par amour des tranchées, les avions sont boudés, les armes de destructions massives snobées et même lorsque après une série de victoire, l'un des camps semblait sur le point de l'emporter, c'est une partie de l'armée victorieuse qui s'en alla rejoindre le camp d'en face afin de rééquilibrer les choses et de pouvoir continuer le massacre jusqu'à la fin.
   Que de bouleversements depuis cette annonce ! Devant cette fin aussi proche qu'inéluctable, les familles se déchirèrent, les parents vidèrent dans la rue les affaires de leurs enfants, les enfants cessèrent de s'occuper de leurs vieux parents qui eux-mêmes ne dépensèrent leurs dernières économies que dans des caprices. L'égoïsme et l'hédonisme étaient devenus rois, plus personne ne parvenait à penser à autre chose qu'à son plaisir immédiat et ne souffrait d'interaction avec les autres que dans le but de satisfaire ce principe premier. Voilà qui fut un grand bouleversement pour nos sociétés. A moins que ce phénomène soit apparu bien avant l'annonce de la catastrophe, ma mémoire me fait quelque peu défaut après ces mois de débauche.
   Pour ma part, je suis arrivé avec quelques compagnonnes de fortune sur une petite île de l'océan pacifique. Là, nous coulons des jours heureux, avec peu d'efforts, nous nous sustentons de ce que nous offrent les arbres et nous prenons ce que la mer nous offre. Il ne reste que peu de temps, alors nous essayons d'en profiter jusqu'au bout en attendant que le rideau ne tombe.
   Finalement, je crois que ma seule déception tient au fait qu'en tant que cinéaste, j'aurais aimé filmer l'événement. Mais bon, comme il ne restera personne pour voir le film…



mardi 12 avril 2011

Le dernier rempart

     Claude Cottes était le Conservateur de La Grande Bibliothèque. Cela faisait bientôt trente ans qu’il occupait ce poste, plus haute distinction à laquelle on pouvait prétendre dans la Cité.
La Grande Bibliothèque était l’ouvrage le plus ambitieux jamais réalisé par la main de l'Homme. c'était une tour immense, toute de granit noir, de métal et de verre, touchant presque les cieux, érigée au centre de la capitale. Elle contenait un exemplaire de chaque ouvrage écrit par l'humanité depuis trente siècles. Au coeur de ce sanctuaire unique, un seul homme, le Grand Archiviste. Claude avait rêvé de ce poste toute sa vie et vers sa cinquantième année, il avait été désigné.
Dans son bureau, à plusieurs centaines de mètres du sol, l’Archiviste Cottes regardait par une fenêtre les panaches de fumée noire s'élevant haut dans le ciel. Sa Cité brûlait à ses pieds. Ils étaient là, ceux qui les jugeaient impies, lui et les siens. Ils avaient investi la ville quelques jours auparavant. Le pillage et la destruction avaient déjà commencé. C’était pour lui qu’ils étaient venus, pour mettre un terme définitif à cette entreprise qu’ils considéraient comme une insulte à leur croyance. Il savait qu'il se passerait un certain temps avant qu'ils ne réussissent à pénétrer dans son sanctuaire, quelques jours, peut-être une semaine. Tout serait bientôt terminé. Ce qu’ils jugeaient impur et dégénéré était sur le point d'être détruit et tout ce en quoi lui et les siens avaient cru allait se perdre à jamais. Leur monde, leur civilisation allaient tout simplement disparaître.
L’Archiviste Cottes laissa la fenêtre et se dirigea vers une salle d’eau qui jouxtait son bureau. Le marbre noir et l’ardoise de la vasque étaient immaculés. Il actionna le robinet et baigna son  visage d’eau froide. Ses cheveux blancs étaient hirsutes et la barbe qu’il avait toujours laissé pousser, la pensant digne de son rang et de son statut, lui apparaissait aujourd’hui trop longue. Son visage, marqué par le poids des ans lui semblait encore plus creusé qu’à l’accoutumé. Pour la première fois depuis quelques jours, il se dit que peut-être ce ne serait pas les assaillants qui lui ôteraient la vie. La pensée d’échapper à une quelconque mascarade de procès le réconfortait. S’il devait mourir, qu’il meure au moins sans humiliation.
Peut-être parmi eux s’en trouverait-il un moins endoctriné que les autres, peut-être celui-là pourrait-il ramasser quelque ouvrage et le dissimuler aux yeux de ces fous et, alors, tout ne serait pas perdu ! Claude arrêta là sa rêverie et coupa court à ce vain espoir. Il savait ce qu’ils faisaient subir à ceux qui osaient contredire leurs préceptes.
L’Archiviste Cottes quitta son bureau et prit l’ascenseur pour se rendre à l’entrée de la Bibliothèque, à la base de la tour. L’entrée, à l’image de l’ensemble était monumentale ; enterrée, les rayons du soleil ne l'atteignaient jamais. Elle était éclairée par une lumière artificielle blanche qui relevait les contrastes du marbre blanc et du granite noir. Douze portes de pierre et d'acier, en enfilade, séparaient ce sanctuaire du monde extérieur. Tout n'était encore que silence ce qui signifiait qu’au moins la moitié d’entre elles étaient encore debout, fidèles gardiennes qui se sacrifiaient pour cet endroit sur lequel la fureur et la destruction allaient bientôt se déchaîner. Avec un soupir, Cottes rebroussa chemin. Malgré son âge et ses longues années de réflexion, l’idée de sa mort inéluctable était loin de le réjouir, mais par-dessus tout, la peine qui le tourmentait, qui rongeait son âme était la destruction totale de ce lieu et de son contenu. Quel gâchis ! Tout allait être à recommencer, sans aucun repères. L’humanité, si on pouvait encore la qualifier ainsi, aurait à jamais perdu tout l’art, toute la sagesse, toute la poésie, toute la beauté qu’elle avait créé depuis l'invention du langage, tout ce qui la séparait de l'animal. L’humanité allait connaître des heures sombres.
L’ascenseur le conduisit au centre névralgique de la Grande Bibliothèque. De là, on pouvait accéder aux différentes ailes regroupant chacune une branche du savoir humain. Une rosace de marbre blanc et d'or marquait le centre de la pièce, chaque pointe de celle-ci marquant la direction d’une section qui se développait ensuite en étages jusqu'à la cime de l'édifice. La pièce n’avait pas de plafond, plusieurs centaines de mètres au-dessus de lui, une verrière permettait de voir le ciel et tous les jours à midi, le soleil transformait la rosace de marbre en un disque de feu.
Il avait pris sa résolution, il attendrait la fin ici, au coeur du sanctuaire, entouré de ces livres qu’il vénérait, ces ouvrages sur lesquelles toute sa civilisation reposait. Il fit quelques pas au milieu des rayons et s'arrêta au hasard devant un ouvrage. Il s'agissait d'un gros volume, l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert. Il le prit et revint s’installer près de la rosace encore chaude du soleil de midi. Il ouvrit l'ouvrit et commença à en lire l'introduction. Le hasard avait bien fait les choses. Quel meilleur ouvrage pour illustrer ce que lui et les siens avaient voulu tenter ici même. Une entreprise grandiose, celle de réunir toute les lumières du monde en un seul point, en libre accès et pour le bien de tous. Son regard se couvrit d'un voile sombre. Tous leurs efforts allaient être réduit à néant. Les gardiens chargés de défendre la cité avaient failli, ils avaient péri sous les assauts de l’ennemi en plus grand nombre, ne pouvant résister à leur volonté de fer ;  fanatiques, convaincus qu'ils étaient de réparer une injustice dans l'ordre du monde en commettant la pire qu'il soit.
Il décida de changer de passage et ouvrit l’ouvrage aux trois quarts. L’Archiviste Cottes resta interdit. La page était entièrement blanche. Il poursuivit pour s'ôter le doute. Les deux cents dernières pages étaient blanches. Il ne comprenait pas. Ceci était absolument impossible, tous les ouvrages étaient consultés régulièrement. Lui-même se souvenait l'avoir déjà eu entre les mains ; une semaine encore auparavant, rien ne manquait. Il examina le papier de plus près avec une loupe qu’il gardait toujours sur lui. L’encre ne s’était pas effacée, c’était simplement comme s’il n’y en avait jamais eu. Le papier n’était même pas marqué de l’empreinte d’une impression, il était lisse, uniforme, de même aspect et également vieilli sur les pages vierges et sur celles imprimées.
Intrigué, l’Archiviste suivit une des pointes de la rosace et une fois arrivé au bon étage devant le rayon exact, il prit un volume des oeuvres complètes d’Oscar Wilde. La couverture familière et l'odeur de l'ancien, du précieux le rassurèrent d'abord, mais il ne put s'empêcher de lâcher l'objet. Dorian Gray n’avait pas encore découvert la transformation de son portrait que le texte s'arrêtait net, inachevé.
Pris d’un élan de panique, il se dirigea ver les autres ailes de l’édifice, s'emparant frénétiquement de tous les ouvrages qui lui tombaient sous la main. Partout, le même constat absurde s'imposait à lui. Il abandonnait chaque livre pour se saisir du suivant mais le résultat se répétait, toujours identique : dans chaque ouvrage sur lequel il posait la main, la fin manquait. Il en ramena quelques-uns au coeur de la tour qu’il étala sur le marbre lisse. Les dictionnaires s’arrêtaient désormais tous à la lettre "m" ; de l’intégralité des poésies de Rimbaud, la dernière intacte était "sensation" ; même la monumentale histoire de l'Europe s’arrêtait désormais au quinzième siècle.
Interdit, il laissa son tas de livres au bord de la rosace et s’assit parmi eux, à même le sol. Ses livres si précieux ! Il prit de nouveau le recueil de poésie qu’il avait apporté dans sa frénésie. Il l'ouvrit et regarda dans les premières pages, cette vieille photographie d'Arthur Rimbaud enfant, et, un instant, il s’attendrit. Cette simple image lui permit de s’échapper et de se croire ailleurs, quelque part où il n’y aurait pas tout ce gâchis. Il ouvrit le volume, désirant ardemment s’enfuir en lisant le dernier poème de l'ouvrage amputé, "sensation", épargné de manière aussi absurde et arbitraire que les poèmes suivants avaient disparu. L’Archiviste ne put retenir un cri. Il ne restait plus que la première strophe. Il connaissait cette poésie par coeur. Il en était sûr ! La deuxième strophe avait disparu alors qu’elle y était encore un quart d’heure plus tôt. Cottes blêmit. Il attrapa le répertoire des ouvrages d’histoire : il s’arrêtait désormais au treizième siècle. Cela signifiait que le phénomène était actif, en cours. Les livres s'effaçaient peu à peu. À chaque instant, des mots disparaissaient. Mais comment cela était-ce possible ?
Il voulut s'en convaincre définitivement et arpenta les étages, les défilés de rayons de l'édifice immense. Partout le même spectacle incompréhensible, peu importe l'ouvrage saisi, le constat était le même, il en manquait toujours plus.
Plus le temps passait et plus les livres s’effaçaient. Cottes fut pris d’une crise de rire incontrôlable. Il pleurait de rage, tout ces efforts, toutes ces années de travail, toute la connaissance accumulée, cette source de lumière pour l’humanité s’effaçait au rythme des minutes qui s’égrenaient. Il rit enfin car il comprit que ses adversaires ne gagneraient pas non plus. Si lui devait perdre, eux aussi perdraient. Seul le temps, effaçant tout, sortirait vainqueur de cette bataille.
Dans un sursaut de résistance ultime, Cottes saborda l’ascenseur. Cela aurait au moins le mérite de les ralentir encore davantage. Il s’enferma dans la pièce centrale. Allongé à même le sol en compagnie de ses livres préférés, tel Sardanapale, il voulait les regarder s’effacer dans un élan autodestructeur en attendant que tout soit terminé. Amer, il songeait. Quelle que soit l’énergie, la force et la détermination que les hommes puissent mettre à faire ou à défaire leurs empires, à façonner leur monde, au final, rien ne sera épargné et il ne restera que poussières. Sa vanité lui apparut dans toute son immensité, vieillard fou et seul qui contemplait sa propre fin.
Les assaillants pénétrèrent enfin dans la Bibliothèque après une semaine d'efforts continus. Une à une les douze portes de pierres et d’acier avaient cédé devant leur détermination. La conviction de faire ce qui est juste les rendaient inébranlables. Ils avaient décidé de procéder avec ordre et de se saisir rapidement du maître des lieux. Ils investirent l’édifice qui leur paraissait encore plus étrange de l’intérieur qu’il ne l’était déjà de l’extérieur. Le sabotage de l’ascenseur les contraignit à fouiller méthodiquement les premiers étages mais ceux-ci n’étaient composés que de rayonnages immenses à perte de vue. Ils arrivèrent finalement à la salle de consultation et poursuivirent jusqu’au coeur de la Bibliothèque. Là, au milieu d’une centaine de livres aux pages toutes blanches gisait le corps sans vie d’un vieillard, il semblait les narguer, son visage crispé dans un rictus hideux. Après avoir passé des jours à fouiller l’intégralité de l’édifice, les assaillants ne trouvèrent que des livres vierges, sans caractères ni illustrations ; de la couverture jusqu’à la dernière page ce n’étaient que des milliards de pages blanches.



jeudi 31 mars 2011

Yorrick

   Une ruelle déserte. Un mur de brique. Des lambeaux d'affiches. Un brasero allumé dans un vieux bidon. Par intermittence, quelques coups de feu au loin.


Entre François. Il marche puis s'arrête et se réchauffe les mains au brasero.

Entre Raoul à l'opposé et avance vers François.

Les déplacements futurs (et éventuels) des personnages sont à la discrétion du metteur en scène.


Raoul, voyant François.
François !

François, voyant Raoul.
Raoul !

Une accolade.

Raoul
Ce bon François.

François
Ce bon Raoul. Mais qu'est ce que tu deviens ? On t'a plus vu depuis que tu as quitté le bureau.

Raoul
Oh ben, pas grand chose. Tu sais, j'ai dû aider mon beau-frère, à son épicerie. Rapport à ma sœur qu'est malade.

François
Ah oui ! Tu m'avais parlé de cette histoire-là. Et comment va-t-elle ?

Raoul
Oh, ça va. Elle se remet doucement, mais elle peut plus faire grand chose.

François
Ah, c'est malheureux.

Raoul
Bah, ça fait aussi mon affaire. J'en avais marre du bureau et puis, je rend service à la famille.
Et toi ?
François
Dis, tu te souviens de Yorrick ?

Raoul
Yorrick ? La demi-portion ! Le merdeux du bureau du fond ! Tu parles si je m'en souviens ! Ah ! Qu'est ce qu'on rigolait avec ce demeuré !

François, calmement
C'est sûr qu'on lui en a fait voir.

Raoul, riant
Tu te souviens la fois où José avait scié à moitié les pieds de sa chaise ? Le plus drôle, c'est qu'on avait l'inspection du directeur général cet après-midi là ! Quand le grand ponte entre, tous le monde se lève, normal et lui, quand il se rassoit… Patatra ! J'ai cru que j'allais m'étouffer après tellement je riais. Et puis il faut voir le savon qu'il s'est pris après par le directeur.

François rit un peu.

Raoul
Et la fois où on lui a fait croire que Mathilde, la secrétaire du directeur adjoint était amoureuse de lui ! L'abruti, il a marché direct. Il courrait même ! Faut dire qu'on avait bien fait les choses, Nicole était dans le coup, elle nous avais écrit une fausse lettre d'amour, comme quoi la Mathilde était trop timide et qu'elle osait pas, mais qu'il fallait qu'il la surprenne. Oh la la ! Rien que d'y penser, je suis mort de rire. Il fallait le voir le Yorrick, ses petites lunettes et son crâne d'œuf avec son bouquet de roses, tout suant de timidité et de bêtise. Il nous a fait le plaisir en plus de le faire à la sortie du bureau. On était aux premières loges. Elle a dû le prendre pour un extra-terrestre la petite Mathilde. Je ne sais pas ce qu'il lui a sorti à ce moment-là, mais il fallait voir comme elle lui a fracassé son bouquet sur la tête. Ah la la ! Il était rouge le petit Yorrick quand il nous a vu tous les trois avec Nicole en train de nous marrer, c'était comique ça aussi ! On n'aurait dit que de la vapeur allait lui sortir des oreilles !

François, se prenant au jeu de l'évocation
Ah ! Ah ! C'est vrai que c'était marrant.

Raoul
Et puis, à chaque fois qu'il y avait un retard ou un problème dans un dossier, on disait toujours au directeur adjoint que c'était la faute de Yorrick. T'étais le champion pour faire ça toi !

François
C'est vrai qu'il s'est pris de sacrés engueulades par la chef de service. En même temps, sa tête revenait à personne.

Raoul
Tu m'étonnes ! Le plus drôle, c'était Nicole quand même ! Elle, elle hésitait pas à y aller franchement ! "Yorrick, mais pourquoi t'es si bête !", "Yorrick, tu pourrais faire un effort pour être moins laid ? Je comprends qu'aucune fille ne veuille de toi", et puis elle lui faisait les yeux doux en disant "Yoyo, mon petit Yoyo !" Ça le rendait dingue ça. Il avait beau supplier qu'elle arrête, on reprenait tous en chœur ! Ah ! Ah ! Qu'est-ce qu'on rigolait !

François, souriant, un peu niais,
Ah oui ! Je m'en souviens ! Quel pauvre type c'était.

Raoul
Et tu te rappelles comme il voulait toujours s'incruster lorsqu'on voulait faire une sortie sympa, tranquille, entre collègue. Moi, je l'envoyais paître directement, alors il venait te voir avec sa petite voix de fausset. "Alors, j'ai entendu dire, que, peut-être, vous alliez faire quelque chose avec les gens du bureau ce soir ?" Tellement il était naze, il n'osait même pas demander franchement. Et toi, à chaque fois tu lui disais "Mais oui, bien sûr, on sera tous à telle adresse à telle heure" alors qu'en fait on n'avait rendez-vous à l'autre bout de la ville ! Ah ! Ah ! L'imbécile ! J'imagine trop sa tête alors qu'il se pointait dans un endroit désert à une heure de chez lui alors que pendant ce temps on rigolait bien tous ensemble !

François
Ah oui ! Pour sûr, ça il était collant.

Raoul
Sans parler du nombre de fois où, à la cantine, on lui a fait passé le sel pour du sucre. Ça marchait à tous les coups avec ce crétin.

François
Quand tu lui faisais pas tomber ton plateau dessus exprès en disant que t'étais maladroit !

Raoul
Ah ouais ! C'était marrant ça aussi.

Un léger temps où ils ricanent plongés dans les affres du souvenir.

Raoul
Mais au fait, tu voulais me dire quoi à propos de Yorrick ?

François
Ben tu sais, y a eu le Grand Soir et tout ça. Maintenant, c'est plus comme avant.

Raoul, plus sombre.
Oui, je sais.

François
Et bien le Yorrick, il a été nommé commissaire du peuple.

Raoul
Ah bon ?

François
Oui. Hier, il est venu au bureau avec cinq types en uniforme. Il est allé droit sur la pauvre Nicole. Sans enlever ses gants il lui a décoché une énorme gifle. Elle en est tombée par terre. Ensuite, il l'a traînée par les cheveux dans tous les bureaux jusqu'à la cour. Il l'a jetée sur les graviers et en revenant il a lâché à ses gorilles "fusillez-moi ça !"
Nous, on était tétanisés, on pouvait pas bouger.
Yorrick est resté un moment devant nous. Il nous a expliqué qu'il avait commencé par elle mais qu'il allait examiner personnellement les dossiers de tous ceux qui avaient travaillé ici afin de purger le bureau de tous les éléments réactionnaires. Il s'est juste arrêté de parler un instant avant les coups de feu qui venait de la cour. Il souriait tout le long. Il nous a dit "à très bientôt" et puis il est parti.
Voilà.


Regards sombres. Long silence.

Raoul
On n'est pas bien.

François
On est mal, même.

Soupirs.

RIDEAU

vendredi 11 février 2011

Le dernier mot (1/3)

Le dernier mot


   Quelle ne fut pas mon affliction, lorsqu'après de longues années d'absence, j'appris que mon Maître et ami depuis trente ans, le sage Eusebio, vivait ses derniers instants. Déclaré relaps, il attendait que les autorités civiles exécutent la sentence du bucher.
   Congé m'ayant été donné de mon ambassade auprès du Doge de Gênes, j'étais revenu auprès des miens pour une trop courte visite. Je profitais de quelques mois de répit avant ma nouvelle affectation pour retrouver ma famille et la terre de mes ancêtres non loin de la vallée du Douro.
   Ma joie fut grande de retrouver ma mère, que je voyais alors, sans le savoir, pour la dernière fois ainsi que mon frère, Le Comte Ferdinando qui avait hérité du titre à la mort de mon père.
   Ce sont eux qui m'apprirent la tragique nouvelle et la fin annoncée de mon ancien précepteur. Eusebio avait toujours été un sage parmi les sages. Les mathématiques, l'astronomie, la philosophie, les écrits anciens, la langue des latins et celles des grecs, aucun domaine n'échappait à sa curiosité et à son étude. Il avait été chargé de mon éducation par mon père et, malgré mes voyages nombreux, j'avais toujours tenté de conserver une correspondance régulière avec lui.
   Être lunaire, Eusebio était toujours plongé dans d'insondables pensées dont on avait toujours quelque mal à le faire sortir, trait qui ne manquait pas de le faire passer, auprès de la majorité, au mieux pour un excentrique et au pire, pour un illuminé un peu bouffon. Mais ceci s'expliquait seulement parce que nombre de gens ne pouvaient même pas concevoir les hautes sphères dans lesquelles il évoluait.
   De ce fait venait qu'il ne jouissait pas d'une image aussi positive que sa sagesse et son érudition auraient du lui apporter et ce, même auprès d'une partie de la noblesse.
   Je n'avais pu recevoir ses derniers écrits, mais à ce que me raconta mon frère, il avait dans son ultime ouvrage pris la défense et reprit à son compte les idées d'un italien nommé Galilée qui, à ce que mon frère m'expliqua, reprenait lui-même les thèses d'un certain Copernic, affirmant que la terre au lieu d'être immobile, tournait, en même temps que les autres planètes, autour du soleil qui lui, était fixe. Eusebio n'avait pas été prudent et il avait attiré l'attention de l'Inquisition qui l'avait poursuivi. Mais selon mon frère, la cause de son malheur résidait principalement dans l'inimitié puissante que lui vouait le Prince depuis fort longtemps. En effet, les divagations de notre cher Eusebio n'aurait pas dû lui attirer tant de malheur si le Prince n'avait pas quelque peu forcé le zèle de l'Inquisiteur. Mon maître était la personne la plus cultivée de la principauté, la plus érudite, la plus habile à disserter, mais il n'était pas non plus le plus humble parmi les sujets. Le Prince était un vieil homme rude et étroit d'esprit qui n'avait jamais masqué son antipathie pour Eusebio.
   Mon frère avait tout fait pour calmer l'ire de notre seigneur et pour éviter le pire au sage, mais ni les arguments ni les titres de notre maison ne purent l'émouvoir.
   Il me raconta le déroulement de l'enquête, l'entêtement prévisible, mais mortel du savant. Sûr de son savoir, lui pour qui le langage mathématique était plus clair que celui des mots, il avait eut longtemps l'espoir déraisonnable de prouver qu'il avait raison. In extremis, convaincu par sa famille et ses proches éplorés, il avait finalement accepté de s'incliner et avait apposer sa signature sous le texte suivant :
   "Moi, Eusebio, fils de feu Antonio Balzano de Padoue, âgé de soixante cinq ans, ici traduit pour y être jugé, agenouillé devant les très éminents et révérés cardinaux inquisiteurs généraux contre toute hérésie dans la chrétienté, ayant devant les yeux et touchant de ma main les Saints Évangiles, jure que j'ai toujours tenu pour vrai, et tiens encore pour vrai, et avec l'aide de Dieu tiendrai pour vrai dans le futur, tout ce que la Sainte Église Catholique et Apostolique affirme, présente et enseigne. Cependant, alors que j'avais été condamné par injonction du Saint Office d'abandonner complètement la croyance fausse que le Soleil est au centre du monde et ne se déplace pas, et que la Terre n'est pas au centre du monde et se déplace, et de ne pas défendre ni enseigner cette doctrine erronée de quelque manière que ce soit, par oral ou par écrit; et après avoir été averti que cette doctrine n'est pas conforme à ce que disent les Saintes Écritures, j'ai écrit et enseigné autour de moi, auprès de jeunes âmes vertueuses cette doctrine condamnée et l'ai présentée par des arguments très pressants, sans la réfuter en aucune manière ; ce pour quoi j'ai été tenu pour hautement suspect d'hérésie, pour avoir professé et cru que le Soleil est le centre du monde, et est sans mouvement, et que la Terre n'est pas le centre, et se meut."
   Tout ceci se serait bien terminé si les choses en étaient resté là. Seulement, quelques semaines plus tard, alors qu'Eusebio se rendait au palais, le cruel Prince, qui connaissait son tempérament, le provoqua. Le sage perdit son sang froid et devant toute la suite du Prince, il affirma dans une colère noire, que c'était lui qui avait raison. Le parjure irréparable avait été commis.
   Avec tout le respect du à mon maître, au final, quelle importance cela pouvait avoir pour nous, qui tourne autour de qui ?
   Le prince, trop content, fit de nouveau convoquer l'inquisiteur et le pauvre Eusebio fut déclaré relaps. Plus rien ne pouvait être tenté pour le sauver et mon frère et moi buttions face à quelque chose contre qui nul ne pouvait lutter.
   Mon cher maître allait mourir et je décidais d'aller voir sa famille imaginant sans peine leur détresse, avant de demander à visiter sa geôle.
   Je retrouvais son épouse, Margherita et sa fille ainée dans la modeste maison qu'ils avaient toujours occupé. La pauvre femme était plongée dans l'abattement. Depuis deux mois que son mari était emprisonné, c'est à peine si celui-ci avait accepté de la voir. Famille, amis, proches, tous se retrouvaient expédiés par le sage qui ne consentait à voir les gens que quelques minutes à peine, lorsqu'il ne refusait pas carrément de les recevoir. Elles étaient toutes deux au comble de la tristesse et de l'incompréhension devant cette sécheresse qu'elles ne parvenaient pas à s'expliquer.
   J'étais moi-même pour le moins troublé par cette nouvelle, mais je me fendis d'un discours pour les rassurer, arguant que c'était sûrement la dignité qui expliquait son attitude, qu'un homme qui allait être emporté pouvait agir de cette façon car il ne voulait pas que ceux qu'il aime le voit réduit à l'état de condamné.
   Je pris congé de ces deux saintes femmes en leur assurant que je ferai tout mon possible pour infléchir le sage et je me dirigeais alors vers les geôles du Prince, où le pauvre homme croupissait.


...

jeudi 10 février 2011

Le dernier mot (2/3)

...


    Là, je fus saisi d'un élan de pitié à la vue de mon maître vieilli, les cheveux et la barbe hirsutes, prostré dans cette cage immonde recouverte de paille moisie. Volant encore parmi les anges de la pensée, il ne me remarqua pas tout de suite. Dès que son regard se posa sur moi, je rompis le silence :
    - Eusebio ! Mon cher Maître ! Dans quel état je vous trouve réduit ?
   - Hernando ! Comme c'est gentil à toi d'être venu me voir. Son premier sourire s'évanouit bien vite dans un froncement de sourcils. Je suis désolé, mais je n'ai pas de temps à t'accorder.
    J'étais ému.
    - Je sais, mon cher Eusebio. Quel malheur ! Le bûcher est prévu pour dans deux semaines.
  - Non, ce n'est pas ce que je veux dire. Tu dois partir. Je ne peux recevoir personne, je suis extrêmement occupé, je ne peux pas te recevoir. Sois gentil, vas t'en !
    - Mais Maître...
    - Hernando, tu as toujours été mon plus brillant disciple, crois-moi, ce que j'ai à accomplir est bien trop important, tu dois me laisser, je n'ai que trop peu de temps. Pars maintenant.
    Sa détermination me sembla alors si forte que je ne pus que m'exécuter.
  Je retournais voir Donna Margherita pour lui faire part de l'accueil que j'avais reçu, mais je lui promettais d'y retourner pour ne pas laisser seul dans ses derniers jours celui que j'admirais tant et qui avait été le responsable de la formation de mon esprit.
    Je décidais le lendemain d'y retourner accompagné de mon frère et de quelques uns de ses soutiens les plus indéfectibles et plus proches amis.
    Je le trouvais exactement comme la veille.
    - Maître Eusebio, tous vos amis, tous vos soutiens, tous ceux qui vous aiment sont là avec moi pour vous montrer leur affection et passer un lumineux moment en votre compagnie.
    La vue de ses visages amicaux ne suffit pourtant pas à l'émouvoir. Il ne daigna pas même se lever de sa litière moisie.
    - Laissez moi ! Je ne veux voir personne ! J'ai à faire ! Laissez moi tranquille !
   Nous ne pûmes pas même nous présenter devant lui. Malgré toutes nos suppliques, il perdit patience, se mit à crier et nous congédia sans le moindre ménagement. Affligés, nous ne pûmes que battre en retraite.
   Certains en vinrent à douter de sa santé mentale, mais je les fis vite taire. Auprès des ignares, un tel génie pouvait apparaître fou, mais je savais qu'une raison impérieuse devait le pousser à agir ainsi. J'étais déterminé par la persuasion ou par la compassion à faire céder le blocus que nous opposait mon maître.
    Je décidais de revenir le lendemain accompagné de Donna Margherita et de leur fille.
    - Maître Eusebio...
    - Encore toi Hernando ! Mais que me veux-tu à la fin ?
   - Maître, je suis ici avec votre épouse et votre fille qui vous supplient de les recevoir, de les laisser vous embrasser avant qu'il ne soit trop tard.
    Elles parurent derrière moi.
    - Ma femme, ma fille, vous savez bien que je vous aime, mais je n'ai pas de temps à vous accorder.
Donna Margherita explosa.
    - Eusebio ! Mais tu es devenu fou ! Pourquoi nous rejettes-tu nous qui sommes ta famille, qui t'aimons !
    L'agacement d'Eusebio se calma et il prit le même air professoral qu'il avait lorsqu'il m'enseignait à grand peine le grec ancien.
    - Ma chère Margherita, ma chère enfant. C'est trop tard. Je vais mourir, vous devez l'accepter. Avant de partir, j'ai quelque chose à faire de très important qui ne doit souffrir aucun contretemps.
    - Mais qu'est ce qui est plus important que ta famille, que ceux qui t'aiment ?
    Eusebio perdit de nouveau son calme.
    - Bah ! Tu ne pourrais pas comprendre ! Allez vous-en ! Laissez-moi et ne revenez pas. Ne pleurez pas, je vous reverrai le dernier jour, lorsqu'on me conduira au supplice.
    A partir de ce moment, il nous tourna carrément le dos. Sa pauvre fille n'avait cessé de pleurer tout le long de ce court entretien. Je reconduisis la mère et la jeune femme à leur demeure.
   Le lendemain, je passais la journée chez mon frère, tourmenté par toute cette affaire. J'avais beau réfléchir, je ne parvenais pas à comprendre. Pourquoi cette lumière de notre temps gâchait-il les derniers jours de sa vie dans l'isolement alors qu'il pouvait en profiter pour avoir auprès de lui ceux qui l'aimaient, pour se réconcilier avec ceux qui s'étaient éloignés, que savais-je encore, pour vivre tout simplement, tant qu'il était encore temps ? Qu'on puisse ainsi rejeter tout ce qui pouvait encore adoucir sa peine dans un tel moment dépassait mon entendement.
    Un ami de mon frère, le duc de Nunes était de passage chez lui. La discussion vint naturellement sur le cas du sage. Leur avis était qu'Eusebio déraisonnait complètement. Il n'y avait rien qui pouvait justifier un comportement si excentrique, même et peut-être surtout, à l'aube de sa mort. Comment pouvait-on préférer rester seul dans une geôle puante, plutôt que d'être entouré de ses amis et de ses proches ? Notre nom signifiait encore quelque chose, nous aurions pu intercéder pour qu'il soit mieux traité, mais lui-même aurait rejeté toute initiative.
    Pour ma part, je ne pouvais me résoudre à traiter mon maître de déraisonnable, lui qui avait toujours été le chantre de la raison. Je ne pouvais non plus rester dans une telle incompréhension. Malgré ses demandes pressantes, craignant sa réaction, je me résolus tout de même à l'aller trouver de nouveau.


...

mercredi 9 février 2011

Le dernier mot (3/3)

...


   Je le retrouvais à la même place, impassible, semblant être plongé en pleine méditation.
   - Maître, pardonnez moi de vous importuner encore...
   - Hernando, mais que veux-tu à la fin ?
   Je tentais de le radoucir.
  - Maître, vous avez été mon guide, mon formateur, je vous admire tellement. Vous allez mourir dans peu de temps. Je ne peux accepter de vous laisser partir sans comprendre.
   Il soupira et m'adressa un regard plein de bonté.
   - Cher Hernando. Je sais que je dois mourir, c'est ainsi et je n'ai pas peur. Je ne peux qu'être honnête avec moi même et je mourrai en martyr de la vérité face à l'aveuglement et à la bêtise. Vois-tu, j'ai encore quelque chose à faire.
  - Mais mon maître, ce sont vos derniers instants. Pourquoi n'en profitez-vous pas pour les passer entouré, choyé, à jouir de la présence de ceux qui vous aiment et que vous aimer ?
   - Je n'ai pas le temps. Il me reste quelque chose à faire d'extrêmement important. Avec toi, mon plus brillant élève, je peux certainement prendre quelques instants pour m'en entretenir.
   Je vais mourir. Je n'ai pas peur, mais je pars avec quelques regrets. J'ai passé tant de temps à chercher du sens, à essayer de comprendre, à penser à Dieu, j'ai lu tous les philosophes qui m'ont précédé dans l'histoire des siècles et je ne veux pas que tout ce travail, toutes ces années sacrifiées à l'étude et à l'érudition ait été employées en vain. Je suis arrivé pour ainsi dire au temps des conclusions, comme mes prédécesseurs, je suis sur le point de tirer l'essence de toute ma pensée car l'important au final, c'est la transmission. Je veux qu'après ma mort, les générations futures puissent profiter du philtre de ma pensée. Pourquoi se souvient-on de tous ces admirables penseurs ? Parce qu'ils ont laissé une trace. Vois-tu Hernando, moi aussi je veux laisser une trace !
   - Mais, mon Maître, vos ouvrages parlent déjà pour vous...
  - Peccadilles que tout cela ! Non, ma plus grande œuvre, je dois le dire, je n'ai pas encore eu le temps de la réaliser. Le Prince, qui m'a toujours jalousé au fond de lui ne m'autorise pas même un morceau de papier et le garde me surveille constamment.
   - Je pourrais peut-être intercéder...
  - Non ! Ce n'est pas la peine. J'ai suffisamment pensé, je suis, vois-tu, comme le sculpteur qui taille le bloc de marbre, retirant tout le superflu pour qu'il ne reste que l'essence. La trace, le souvenir impérissable que je vais laisser au monde, je suis en train de la façonner ici même ! Elle tiendra en une seule phrase. Ce sera la dernière, mais grâce à elle, les siècles se souviendront de Eusebio Balzano de Padoue ! J'ai presque terminé, je suis sur la bonne voie, mais je dois encore beaucoup me concentrer. C'est pourquoi je n'ai pas le temps de te recevoir plus longtemps.
   - Mais mon Maître, je viens à peine...
   - Baste ! Toi au moins, j'ai cru que tu comprendrais...
   Je me soumis, de peur qu'il ne close notre entretien encore plus rapidement.
   - Je ferai selon vos désirs cher maître.
  - Tu as toujours été un bon garçon Hernando. Vois-tu, cette phrase sera ma vengeance ! Hé ! Hé ! Du haut du bucher, alors que les premières flammes me lècheront les jambes, je la cracherai comme une flèche qui transpercera le Prince et alors, il sentira, il comprendra, comme il a eu tort. Cette phrase sera mon héritage, le fruit de ma pensée et ma réhabilitation. Je veux que toi, Hernando, tu sois présent pour la recueillir. Tu seras l'exécuteur, le dépositaire de ma dernière volonté.
   L'idée d'assister à la mise à mort de mon maître et ami me révulsait au plus haut point, mais je ne pouvais qu'accepter et soulager ainsi sa peine.
   - Je serai là, cher maître. Vous ne partirez pas sans avoir pu laisser votre héritage.
   - Je te remercie cher Hernando. Je suis soulagé. Maintenant laisse moi, j'ai encore beaucoup à faire.
  Eusebio retourna s'asseoir dans la paille moisie et son regard se porta de nouveau au loin, vers les sphères où il règne, inconnues aux esprits moins élevés que le sien.
   Je m'en retournais voir mon frère, pensant encore à ce saint homme que j'admirais tant, me promettant de le retourner voir afin de tenter d'infléchir sa détermination pour que ses proches puissent dignement lui dire adieu.
   Malgré cela, et jusqu'au bout, il se montra inflexible. Il refusait de voir quiconque afin de se consacrer pleinement au dernier sacerdoce qu'il s'était confié.
   Le temps passait et le jour fatidique devint imminent. La veille, il consentit tout de même à me recevoir.
Je le vis peu de temps, mais un grand soulagement apparaissait sur son visage, la joie illuminait ses traits.
   - Hernando, j'ai trouvé. Je l'ai.
   - C'est magnifique Maître, vous avez atteint votre but. Je me rapprochais de lui. 
   Je vous écoute, Maître, allez-y.
  - Ah non, non, Hernando, c'est trop tôt. Il se peut que la nuit me fasse opérer quelque ultime modification. Tu la découvriras en même temps que tout le monde. Maintenant, tout est prêt. J'ai hâte de voir l'effet qu'elle produira sur ce maudit Prince.  Il faut partir. Adieu, mon disciple.
   A travers les barreaux, je serrai longuement sa main.
   Je dormis, cette nuit-là, d'un mauvais sommeil. 
  Mon frère m'accompagna jusqu'à la place où le supplice devait avoir lieu. Le condamné, les membres entravés par des chaînes, fut conduit à pieds de sa geôle au lieu de l'exécution. Le bucher avait été dressé là, à l'avance. Avant d'être installé, il serra une dernière fois dans ses bras sa femme et sa fille qui furent ensuite conduites au loin. La populace était là, le Prince, trônait sur une estrade à l'autre bout de la place et mon frère et moi nous tenions au premier rang, en face du bucher.
   On lia le pauvre Eusebio au poteau qui dépassait du tas de fagots imbibés de poix. Il était impassible. L'inquisiteur lut la sentence puis s'en alla rejoindre le Prince. Le bourreau prit la torche et la jeta aux pieds d'Eusebio avant de se mettre lui aussi à l'écart. Mon sang était glacé.
   Le feu prit rapidement. La fumée était importante. Je vis mon maître faire de gros efforts pour parler. Ses lèvres se murent. Je reconnus son timbre profond. Sa voix se mêlait au crépitement du bois. Bientôt, la fumée le recouvrit complètement. Je l'entendis crier, un hurlement horrible. La fumée se dissipa quelque peu, comme chassée par les hautes flammes. Je distinguais encore son corps dans la fournaise. Le spectacle était atroce. Pas un murmure n'agitait la foule. Puis tout fut terminé. Encore bouleversé par cette vision d'horreur, je me tournai vers mon frère. Il était pâle, autant que je devais l'être. J'allais voir ensuite le bourreau et tous les témoins de la scène qui étaient aussi proches que nous l'étions de mon maître.
   Tous étaient formels, ils n'avaient rien compris aux mots découpés qui s'étaient échappés du crépitement des flammes. Absolument personne n'avait entendu la phrase qu'il avait essayé de nous transmettre.

mardi 18 janvier 2011

Une demande en mariage (1/3)





L'homme était vêtu d'un costume sombre, sans fantaisie. Il marchait d'un pas rapide sur le trottoir où une pluie fine commençait à tomber. Perdu dans ses pensées, il manqua de renverser une vieille dame qu'il remarqua à peine. Arrivé à destination, il s'arrêta devant une lourde porte. Après quelques hésitations, il pianota sur le digicode et dans un bruit qu'il trouvait toujours aussi désagréable, la porte se déverrouilla. L'ascenseur l'attendait déjà. Il appuya machinalement sur le bouton du quatrième étage et réalisa qu'il pleuvait seulement au moment où son regard croisa le miroir de l’ascenseur. Ses cheveux bruns, coupés cours, luisaient de l’eau de pluie qu’ils venaient de recevoir. Une coupe sérieuse pour un homme sérieux, pensa-t-il. Il avait conscience de l’image qu’il renvoyait ; celle d’un homme propre sur lui, bien sous tous rapports, mais un peu terne. Parfois, le dernier brin d’humour qui avait survécu à ses trente ans lui faisait se dire qu’il correspondait exactement à tous les clichés que les gens pouvaient avoir sur les employés de banque. Mais cela ne le dérangeait pas plus que cela, il ne cherchait plus, comme au cours de son adolescence, à être anticonformiste, à se démarquer à tout prix. À présent, il trouvait le conformisme rassurant, il se disait que c’était sans doute là une évolution naturelle. Cependant, ce genre de pensées se faisait en lui de plus en plus rare. 

Il avait toujours été grand et plutôt maigre, mais ce soir, il avait l’air encore plus longiligne que d’habitude, au point d'en sembler presque transparent. Il se trouva une mauvaise mine, mais il ne devait pas flancher, ce soir serait le grand soir, le soir de toutes les vérités. Il sonna à la porte. Il n’attendait pas qu’on vienne lui ouvrir, il avait déjà ses clés en main, mais il avait pris l’habitude de sonner à chaque fois qu’il arrivait afin, en quelque sorte, d’annoncer son entrée. "Cécile ?" Après deux nouveaux essais infructueux, il en conclut que l'appartement était vide. 

Dix-neuf heures. La date lui vint à l'esprit alors qu'il entrait dans les lieux et il comprit qu'il était en avance. Le mardi, elle ne rentrait jamais de son travail avant dix-neuf heures trente. Ces derniers temps, il accusait une distraction quasi permanente dont il n'avait pas coutume, à croire que les choses avaient subitement moins d’importance pour lui, excepté bien sûr, Cécile. Il fut contrarier de ce décalage dans ses plans. Il savait que s'il avait encore du temps, il se mettrait à réfléchir, à hésiter. Pourtant, tout à l'heure encore, en sortant de son travail à la banque, sa résolution était prise, ce serait ce soir. En quittant son bureau, il avait salué sa secrétaire comme à l'habitude, avec la même distance affable, pourtant il savait que le lendemain, il serait un autre homme. Sa vie professionnelle était déjà quelque chose dont il pouvait être fier, il était directeur adjoint d’une agence bancaire. Son zèle, sa politesse et son efficacité avaient fait de lui l’homme de confiance du directeur.