samedi 9 juin 2012

La triste histoire de l'homme Ballon de Baudruche - Chapitre III



III

Plus tôt dans la soirée, lorsque sur le trottoir, il avait vu son créateur disparaître dans un taxi qui démarrait en trombe, le petit homme fait de ballons de baudruche s'était senti comme instantanément plongé dans un bain d'eau glacé. La pluie fouettait son visage, mais il n'y prêtait pas attention. Son créateur, son seul lien avec le monde, venait de l'abandonner, de fuir le plus rapidement possible à sa simple vue.
Désemparé, abattu, il s'était laissé tomber sur le trottoir, adossé contre le mur du cabaret. Cela faisait à peine quelques minutes qu'il était de ce monde et les choses n'avaient pas commencé sous les meilleurs auspices pour lui.
Il n'était pas encore très endurant, il avait besoin de repos. Ses membres lui faisaient déjà moins mal. Sa vue, tout à l'heure brouillée, était devenue plus nette. La douleur de l'éveil s'estompait à mesure que celle de l'abandon progressait.
Le vieux gardien du cabaret sortit de sa loge. Cela faisait un moment qu'il observait le petit homme. Il ne pouvait le laisser là, mais il ne pouvait non plus se résoudre à le chasser. Il était embarrassé, ne sachant trop que faire, mais il prit tout de même la pauvre créature en pitié. Il alla chercher dans sa loge un verre de lait et un morceau de brioche qu'il tendit au petit être.
Cette sensation était nouvelle pour lui, mais ce premier repas lui fit du bien. Le vieux gardien se voulait rassurant.
- T'en fais pas va, mon gars. Ça va aller. C'est sûr c'est pas facile, mais tu sais, moi, mon vieux, je l'ai jamais connu. Alors j'me dis, vaut ptêt mieux ça que rien. – Il s'interrompit un instant, pensif. – Ou alors ptêt pas.
Encore dans ses pensées, il disparut dans sa loge. L'homme ballon de baudruche termina son repas. Le gardien revint quelques minutes plus tard et lui tendit une couverture ainsi qu'un morceau de papier.
- Allez tiens, va, et maintenant fiche le camp. C'est l'adresse du vieux Hermann. T'as l'air d'être un bon petit gars, mais tu peux pas rester là. Je peux pas faire plus pour toi.
Le petit homme ballon de baudruche se releva. Il remercia le gardien d'une petite voix encore faible et se mit en quête du logis de son créateur. Quelqu'un eut la gentillesse de lui faire l'aumône d'un ticket de métropolitain. Emmitouflé dans la vieille couverture, il passait aisément pour un jeune mendiant ; il put ainsi se rendre chez Hermann, ravagé, qui avait déjà bu une bouteille entière de Schnaps.

Après son entrevue avec son père, n'ayant nulle part où aller, l'homme ballon de baudruche retrouva quelques heures plus tard le cabaret, le seul lieu qu'il connaissait, celui de sa naissance. La nuit était bien avancée et tout était fermé. Plus trace de quiconque. Quel idiot il avait été de croire que quelqu'un l'aurait attendu ici. Il se traîna jusqu'à une impasse qui jouxtait le cabaret et se laissa tomber sur un tas de carton entreposés entre la sortie de secours et une benne à ordures.
Son père venait de le renier. Il était absolument seul, sans aucun appui ou soutien en ce bas monde. Il se laissa aller à la tristesse et des larmes coulèrent sur ses joues de caoutchouc. De vieux journaux en guise d'oreiller, la vielle couverture mitée du gardien pour seule source de chaleur, il s'endormit, trop épuisé pour que sa tristesse le maintienne éveillé.
Les sirènes de police le tirèrent de son sommeil. Malgré le froid, ce repos lui avait été profitable. La blessure était encore vive, mais il ne comptait plus se laisser abattre. Son père l'avait abandonné, il n'avait personne sur qui compter et bien tant pis ! Il s'était réveillé emplit d'une force et d'une résolution jusque-là inconnues. Il s'en sortirait coûte que coûte. Il n'avait pas demandé à être ici et ce ne serait pas sa petite enfance malheureuse qui conditionnerait le reste de sa vie. Il voulait devenir quelqu'un et il ferait tout pour y parvenir. Peut-être à ce moment-là, son père pourrait-il le regarder en face et l'accepter auprès de lui. Mais pour être quelqu'un, encore fallait-il avoir un nom, et lui n'en avait même pas. Il refusa de céder à l'abattement. Une bourrasque fit s'envoler une feuille de vieux journal que le vent maintint collée à son visage. Il s'en saisit. À la lueur du réverbère, il distingua une photo illustrant un article. Elle représentait un homme barbu au regard fier et décidé. Il portait un drôle de couvre-chef qui amusa l'homme ballon de baudruche. La légende de la photo indiquait son nom : Ernesto Che Guevara. L'homme ballon de baudruche n'avait pas la moindre idée de qui il pouvait être, mais il trouva que le prénom d'Ernesto avait une certaine classe. Si personne ne lui avait donné de nom, il fallait qu'il s'en choisisse un lui-même ! Et à partir de cet instant, on l'appellerait Ernesto Ballon de Baudruche.

mercredi 23 mai 2012

La triste histoire de l'homme ballon de baudruche, ou le Prométhée postmoderne - Chapitre II

 
II
Les premières représentations furent un succès grandiose et bientôt, le tout Paris ne parlait plus que de Herr Clowny et de ses "œuvres sur ballon de baudruche".
Hermann, malgré la joie immense qui l'habitait ne voulait surtout pas se relâcher et continua donc de perfectionner sa technique. Sa plus grande crainte était, qu'à peine entré, on le chassa de ce paradis sans lequel il ne pouvait déjà plus concevoir sa vie.
Il avait étudié sans relâche et s'était imprégné de la quasi-totalité de l'ouvrage du Terrible et Illustre Mandracus. Un dernier chapitre manquait à son examen, qui comportait auparavant une dizaine de pages d'une sorte de mise en garde. Le style en était confus, ce qui contrastait avec les développements précédents, clairs et précis. L'auteur l'avait sans doute rédigé peu de temps avant sa mort.
Mandracus. Lui qu'une aura de mystère, de froideur et de crainte avait toujours entouré semblait dans ces quelques pages se confesser. Il y parlait de manière confuse de ligne à ne pas franchir, de secret terrible que nul ne devrait jamais percer, du mystère de la vie et de la mort. Tantôt hésitant, tantôt agité, il invectivait le destin et sa propre folie qui l'avaient poussé jusqu'au bout dans sa soif de connaissance et de domination sur la baudruche. L'homme que les adjectifs Illustre et Terrible précédaient comme un avertissement semblait ici comme un enfant apeuré au cœur de la nuit.
Ne sachant trop que penser, Hermann prit cela pour le délire d'un vieil homme malade et poursuivit sa lecture vers le dernier chapitre. Celui-ci expliquait un tour que Mandracus lui-même n'avait jamais réalisé devant un public : il s'agissait de fabriquer, à partir de ballons de baudruches, un être humain en son entier. Il décrivait dans le détail comment réaliser son visage, ses membres et comment les articuler ensemble. Hermann veilla jusqu'à tard et poursuivit son étude le lendemain. Il lut et relut avec attention, notant tous les détails, mémorisant avec précision les différents gestes que nécessiterait la réalisation de ce personnage en ballon de baudruche. L'heure de son départ pour le cabaret approchait lorsqu'il eut une idée brillante. Il allait réaliser en direct, lors de la représentation de ce soir, ce personnage dont parlait Mandracus dans son dernier chapitre ! Le public, à coup sûr, serait bluffé. Il avait mémorisé la technique et, dans sa loge des Folies du Cheval, il avait répété une fois les passages que Mandracus décrivait et dont l'exécution lui était encore totalement étrangère. Malheureusement, il n'avait pas pu encore s'exercer sur la totalité du personnage. C'était audacieux, mais après tant de succès, Hermann était rassuré, confiant. Sa peur de l'échec s'était presque évanouie et il se laissa séduire par l'appel du défi. Il irait là où Mandracus lui-même n'avait osé aller : il réaliserait un homme en ballons de baudruches ce soir sous les yeux du public pour la première fois dans l'histoire de l'humanité.
Le soir venu, Hermann exerça ses tours avec la parfaite maîtrise qui le caractérisait habituellement. Il émerveilla le public avec une voiture à pédale en ballon de baudruche dans laquelle il s'installa et avec laquelle il fit le tour de la salle sous les yeux ébahis d'un public ravi. Puis vint le moment qu'il avait choisi. Il prévint la salle qu'il allait réaliser pour la première fois un tour unique au monde que même l'Illustre et Terrible Mandracus n'avait jamais réalisé en public. Il leur demanda ainsi à la fois leur compréhension et le plus grand silence afin qu'il puisse leur offrir ce chef d'œuvre dans les meilleures conditions possibles. Hermann avait préparé le nombre de ballons de baudruches nécessaire dans les couleurs adéquates et commença ainsi son œuvre. Un léger roulement de tambours emplit soudain la salle. Il gonfla la première baudruche, fit un nœud, la maintint puis en gonfla une seconde et une troisième qu'il lia toutes ensembles. Il répéta plusieurs fois l'opération. La réalisation de ce personnage était extrêmement difficile. Malgré sa dextérité et sa rapidité, il mit plus d'un quart d'heure à confectionner les membres et le tronc du personnage, réalisant tous les doigts un à un, les parties internes comme externes de son corps, suivant le plan dressé par Mandracus. Les minutes passaient, mais on n'entendait pas un murmure dans la salle, les spectateurs, comme hypnotisés gardaient leurs yeux rivés aux faits et gestes du clown. Il se lança ensuite dans la confection de la tête du personnage en ballon de baudruche. La réalisation en était d'une complexité extrême, il utilisa cinq, dix, puis quinze ballons de baudruches différents, les malaxant, les pliant et les nouant dans l'habituel crissement du caoutchouc qui accompagne cette opération. Il en utilisa encore autant avant que la tête ressemble enfin à une véritable tête humaine, mais le résultat était à la hauteur de l'attente, spectaculaire. Son personnage en ballon de baudruche semblait avoir des paupières recouvrant ses yeux de couleurs différentes, des ballons dégonflés et en charpie noués à l'ensemble formaient sa chevelure frisée tandis que sa bouche bien dessinée comportait des dents régulière et une langue rouge vif. Il procéda enfin à l'assemblage de la tête et du corps. Une fois terminé, le personnage mesurait un mètre quarante et était saisissant de réalisme. Les spectateurs autant intrigués qu'émerveillés, s'étaient levés pour partie, afin de mieux admirer le chef d'œuvre d'Herr Clowni.
Hermann avait relevé son grand défi. Il avait réalisé ce chef d'œuvre sans entraînement, directement devant le public ébahi. Il avait dépassé l'illustre et terrible Mandracus qui en perdait ses majuscules. L'ovation fut grandiose. Le public conquis, debout dans la salle applaudit des deux mains pendant près de vingt minutes. Hermann jubilait intérieurement. Il s'était placé à l'avant scène afin de recevoir un bouquet de fleur apporté par une jeune fille. Il saluait bien bas son public tout en savourant sa gloire. On lui jetait des roses, on lançait des hourras. Hermann était sur un nuage, il rêvait déjà de Broadway, de Las Vegas, il se ferait faire un costume en or avec un Haut de Forme assorti, il ferait le tour du monde, son nom s'afficherait en lettres de feux sur les plus grandes avenues, sur le Colisée, sur le Sphinx, sur le Taj Mahal, sur l'Empire State Building, les femmes le regarderaient enfin et Hollywood ferait même appel à lui. Lorsque les applaudissements et les vivas commencèrent à se calmer, il regarda son personnage posé par terre derrière lui, son chef d'œuvre, puis se retourna vers le public, voulant conclure par un trait d'humour.
- Il ne lui manque que la parole Messieurs Dames !
Les spectateurs éclatèrent de rire, mais assez vite, leur rire se figea en un rictus qui passa de l'émerveillement amusé vers la plus profonde stupeur. On n'entendait plus un bruit dans la salle hormis un léger couinement de caoutchouc qui provenait du fond de la scène. Hermann, surpris par ce silence se retourna pour voir quelle était la cause de ce changement si radical dans l'expression des spectateurs.
À quelques mètres derrière lui, le personnage en ballon de baudruche s'était mis à remuer. Il frotta ses yeux de ses mains en caoutchouc comme un dormeur qui s'éveille, puis, dans un léger crissement, se redressa péniblement sur ses deux jambes. Comme un faon qui découvre la marche, il s'avança en clopinant en direction de son créateur, les mains tendues et se mit à parler, ajoutant encore, si cela fut possible, à l'étonnement de l'assemblée.
- Papa ! Papa !
Hermann ne put retenir un hurlement d'horreur panique.
- Papa ! Papa ! Ce petit être pitoyable claudiqua jusqu'au clown en trébuchant, jusqu'à s'agripper à son pantalon, poursuivant sa supplique d'une voix misérable.
- Papa ! Papa ! Je… Je souffre…
L'horreur d'Hermann était à son paroxysme. Il hurla comme un fou. Pris de panique, il repoussa l'homoncule, qui serait tombé lourdement s'il n'avait pas été constitué de ballons de baudruche d'une extrême légèreté. La panique et la peur avaient gagné le public. Des hommes et des femmes affolés couraient en tous sens en criant, se précipitant vers la sortie dans la confusion la plus totale. Bientôt la salle fut entièrement vide et seule des chaussures à talons, vestes et autre sac à mains, abandonnés dans la précipitation, trahissaient la présence d'une foule nombreuse encore quelques instants auparavant.
La créature s'était relevée et s'avançait pitoyablement vers Hermann les bras tendus vers lui.
- Papa ! Papa ! Regarde-moi ! Je suis là.
Hermann hurla et partit en courant, sa misérable chose se traînant sur ses talons. Sans prendre le temps d'enlever son maquillage de Herr Clowni, il se précipita dans le premier taxi qu'il trouva à qui il hurla de foncer le plus loin possible de ce cauchemar. Il s'enferma chez lui et une fois tous les verrous fermés à double tour, il se rua sur son petit meuble à alcool d'où il sortit frénétiquement deux bouteilles de Schnaps et une de KirschWasser. Il se versa un verre presque à ras bord qu'il but d'une traite. Déçu de l'effet produit, il s'en versa un deuxième, puis un troisième.
Il éclata en sanglots. Qu'avait-il fait ! Il comprenait à présent les pages de mise en garde de Mandracus. Aussi illustre et terrible qu'il fut, il était sûr maintenant que c'était cet horrible secret qui avait dû le précipiter dans la tombe. Qu'avait-il fait ? Il avait créé un monstre ! Son ego, son désir de gloire l'avaient poussé à transgresser des règles que tout mortel se devait de craindre et de respecter. Quelle abomination était née du fruit de sa folie ? Désespéré, traumatisé, il vida la bouteille de Schnaps avant d'ôter le cachet de cire de la suivante. Il ne pourrait sans doute plus jamais toucher un seul ballon de baudruche de sa vie. Tel Prométhée qui avait fini par voler la flamme aux dieux, il devait lui aussi payer le prix de son audace. Il crut encore entendre la voix pitoyable et geignarde de ce petit être débile. "Père ! Père !"  Monstruosité ! Aberration ! Un frisson lui parcourut le corps à cette simple évocation. Mais le bruit persista et il lui semblait entendre cette voix à l'instant même. Affolé, il se dirigea vers sa porte d'entrée. Il ouvrit l'œilleton. Il ne rêvait pas ! L'homoncule était là, à peine assez grand pour atteindre la sonnette, il l'appelait.
- Père ! Père ! Je vous en prie, ouvrez-moi la porte, rien qu'un instant.
Hermann était mort de peur.
- Vas-t-en ! Monstre ! Abomination ! Vas-t-en ! Je n'y suis pour rien ! Laisse-moi tranquille !
- Père, je vous en prie, ouvrez-moi, rien qu'un instant. Pourquoi m'avez-vous laissé ? Pourquoi êtes-vous parti ? Ouvrez-moi s'il vous plaît ?
Hermann reprit son calme. Après tout, il mesurait moins d'un mètre cinquante et il était fait de ballons de baudruches. Bien qu'il éprouvât un sentiment de répulsion terrible, il réalisa qu'il n'avait sans doute pas grand chose à craindre de cette créature pitoyable. Il referma l'œilleton.
Le petit homme en ballon de baudruche se rembrunit. Il était prêt à faire demi-tour lorsqu'il entendit les verrous s'ouvrir derrière la porte. Son visage s'illumina. Hermann, méfiant, ouvrit son huis et laissa entrer la créature. Il retourna s'asseoir devant son verre de Schnaps qu'il vida d'un trait.
- Père, vous me laissez enfin rentrer. Pourquoi êtes-vous parti si vite ?
Hermann le coupa.
- Ne m'appelle pas comme ça ! Je n'y suis pour rien, c'est un accident ! Je n'ai jamais voulu que ça arrive. Et il éclata de nouveau en sanglots.
- Mais vous êtes mon père. Je me suis réveillé devant vous tout à l'heure, je suis né de vos mains, vous m'avez fait. Est-ce que cela ne signifie rien pour vous ?
- Je ne peux rien pour toi ! Laisse-moi en paix ! Je… Je ne sais pas ! Je n'ai pas voulu.
La voix de l'homme ballons de baudruche s'éteignit. Il comprit qu'il ne pourrait trouver aucun secours ici.
- Pouvez-vous au moins m'expliquer comment je suis arrivé ici ce soir ?
Hermann, le teint rouge hurla :
- Maudits nazis ! Je suis sûr que c'est de leur faute ! Pendant la guerre, il y a une période dont je ne me souviens pas. Ils m'ont lavé le cerveau, mais je sais qu'ils se sont servis de moi comme cobaye pour tester une arme secrète. Tout est de leur faute ! Je suis un homme fini ! Vas-t-en ! Pars ! Pars et ne reviens jamais ! J'ai tout perdu ! Hermann repoussa le verre posé devant lui et se replia dans ses bras, sombrant dans un sanglot sans fin. Le regard du petit homme ballon de baudruche passa des deux bouteilles de Schnaps vides sur la table au regard du clown triste sur la couverture du livre de Mandracus qui gisait par terre. Il le vit sans comprendre que ces mots imprimés lui avaient donné vie.
- Mais, vous êtes mon créateur… C'est vous qui m'avez donné la vie ce soir devant tous ces gens, me plongeant dans le froid et… la peur…
Hermann, transporté par la boisson, fut pris d'un hoquet avant de déclamer :
- Pourquoi rappeler ces circonstances à ma mémoire ? Je frémis en songeant que j'en suis l'auteur. Ah démon détesté ! maudit soit le jour de ta naissance ! Maudites soient les mains qui t'ont créé et je sais, ce disant, que c'est moi-même, ce nouveau Prométhée, que je maudis ! Je te dois un malheur ineffable. Tu ne m'as pas laissé la faculté de savoir si je suis juste ou non envers toi. Va-t-en ! Epargne-moi la vue de ton apparence méprisable.
- Très bien, Père, puisque c'est votre souhait, je vais partir. Ces mots lui firent mal lorsqu'il les prononça. Il se retourna pour partir puis il songea soudain qu'il n'avait pas de nom. Il se tourna vers son père :
- Pouvez-vous au moins me dire comment je m'appelle ?
- Tu n'as pas de nom, tu es un monstre ! Hermann hurla ces mots dans un sanglot et enfonça son visage dans ses bras pour ne plus le relever. Le petit homme ballon de baudruche sortit de l'appartement de son créateur et s'enfonça seul, dans les rues de la capitale.
Le IIIe Reich avait-il voulu se constituer une armée d'hommes ballons de baudruches et aurait-il donné à Hermann le pouvoir de leur donner vie pour le moment de la mise en marche de leur projet diabolique ou bien était-ce le terrible Mandracus qui par ses diverses recherches et autres compromissions avait découvert, dans sa folie, le moyen de donner vie à ses créatures ? Le petit homme ballon de baudruche n'en avait pas la moindre idée et, seul et abandonné de tous, il n'avait que faire de savoir à la folie de qui il devait d'exister.

mardi 8 mai 2012

La triste histoire de l'homme ballon de baudruche, Ou le Prométhée Postmoderne - Chapitre I


I



Herr Clowni. Tel était le nom de scène d'Hermann Farben qui, même au sein des parias, faisait figure d'anonyme. Cuisinier de troupe de la Wermacht à Paris pendant la majeure partie de la Seconde guerre mondiale, il décida d'y poser sa valise en carton une fois la paix revenue. Sans famille ni amis, il se présenta aux seules connaissances qu'il avait gardé, mais toutes ne lui offrirent qu'une porte close.
 Seul dans l'énorme ville, il dut faire face à la misère et au mépris. Il avait traversé la guerre sans tirer un seul coup de feu, mais peut-être méritait-il les années de déchéance qu'il connut dans le Paris du début des trente glorieuses. Il était passé par une multitude de petits emplois où on ne l'accepta jamais bien longtemps. De livreur à balayeur en passant par surveillant de square, il avait fait tous les métiers imaginables.
À la fin des années soixante, la cinquantaine avancée, il était sur le point de recourir à la mendicité lorsqu'au cours d'une promenade, sur l'étal d'un bouquiniste, il tomba sur un livre étrange. L'air triste du clown qui ornait la couverture attira tout de suite son regard. Cet ouvrage était un manuel très détaillé, écrit juste avant sa mort par l'illustre et terrible Mandracus, le célèbre illusionniste. Il y décrivait en détail et exposait toutes ses techniques, tous les secrets les plus sombres que des années d'expériences lui avaient fait acquérir dans l'art occulte de réaliser diverses formes et assemblages au moyen de ballons de baudruche. La couverture avait sans doute du être rajoutée dans l'espoir d'attirer l'hypothétique lecteur vers cet obscur ouvrage. L'éditeur, totalement inconnu, avait depuis longtemps disparu sans laisser de traces.
Le bouquiniste le vendait cinq francs, mais il fut ravi qu'un gogo le débarrasse de cette raclure de fond de tiroir pour deux francs cinquante. Au contraire, Hermann y vit un signe du destin et sa dernière planche de salut. En rentrant tard le soir de son travail de poinçonneur, il se plongeait avidement dans la lecture de cet ouvrage. De plus en plus intéressé, il prit sur son maigre salaire pour acheter le précieux matériel nécessaire à son entraînement. Le manuel, fort de plus de trois cents pages était aussi complet que complexe. Au bout de six mois, il n'en était arrivé qu'à la moitié, mais il était déjà capable de réaliser à la perfection toutes sortes d'animaux en ballons de baudruches. Du chat au lapin, en passant par la girafe, la basse cour en caoutchouc n'avait plus de secret pour lui. Il se sentait prêt.
Hermann se souvenait avec émotion de son enfance à Hambourg et de ses parents qui l'emmenaient au cirque. Il se rappelait les dresseurs, les éléphants, les fauves, mais par-dessus tout, il adorait les clowns. Il avait gardé cette passion et la seule récréation qu'il s'autorisait sur son maigre revenu, sacrifiant ainsi un jour de viande, était d'aller une fois par an voir le cirque Pinder lorsqu'il passait à Paris. Une fois prise sa résolution de se lancer dans l'arène, il se rendit donc dans un magasin de costume, acheta du maquillage, un habit, de grandes chaussures et un nez rouge. Dès que son jour de congé arriva, il prit son costume et son matériel et se dirigea vers Notre Dame. Sur la grand place, devant le parvis, il s'assit sur un banc et appliqua avec soin le maquillage blanc sur son visage à l'aide d'un petit miroir. Il était nerveux. Une fois le rouge appliqué sur ses lèvres, sa perruque rousse frisée et son faux nez installés, un plot en guise d'estrade, il se mit à gonfler ses ballons de baudruches. Il commença de manière classique par un lapin qui se tenait assis sur ses pattes antérieures. Déjà, un ou deux curieux s'étaient arrêtés pour le regarder à l'ouvrage. Il soufflait, gonflait, agitait, tordait, pliait, liait dans ce bruit de caoutchouc si caractéristique, ni tout à fait un chuintement, pas vraiment un crissement mais quelque chose entre les deux, qui formait presque une musique.
Le résultat fut à la hauteur. Le lapin était saisissant de réalisme. On distinguait parfaitement ses pattes, les noisettes de ses yeux, ses grandes oreilles, ses deux incisives proéminentes et même ses moustaches. Les badauds ne purent retenir leurs cris d'admiration. Ils étaient une quinzaine et laissèrent tous une pièce ou deux devant le clown. Hermann avait du mal à cacher sa joie. Il offrit le lapin au plus généreux de ses spectateurs et embraya avec un cheval. Cette fois-ci, sa création fut accueillie par des applaudissements. On distinguait même la crinière du cheval et ses sabots ! Les spectateurs, conquis, n'hésitèrent pas à demander à Hermann de nouveaux tours et le pressèrent d'accomplir un nouveau miracle. Il les contenta tous jusqu'à ce qu'il n'ait plus une seule baudruche à gonfler. Ils partirent un peu déçus en le félicitant tout de même chaleureusement pour le spectacle.
Hermann n'arrivait pas à y croire : personne ne lui avait craché dessus aujourd'hui, personne ne l'avait bousculé, ni frappé. Au contraire, on appréciait son travail ! On le reconnaissait ! Il ne put retenir ses larmes. Pour la première fois, pas de méfiance, on ne se moquait pas de lui et on ne le rejetait pas. On lui donnait même de l'argent ! Il fit le compte de la générosité des passants et il constata avec étonnement qu'on lui avait donné la moitié de ce qu'il avait touché lors de sa paye du mois précédent. Hermann se prenait à rêver. Il allait devenir un artiste ! Les gens viendraient le voir et l'acclameraient ! Peut-être pourrait-il même un jour se produire dans un cabaret ! L'avenir qui avait été si sombre pendant toutes ces années commençait à s'éclaircir et pour la première fois, Hermann se risquait même à faire des projets d'avenir.
Il revint la semaine suivante armé d'un stock de ballons de baudruches plus important encore. Entre temps, il avait poursuivi l'étude de l'ouvrage de l'illustre et terrible Mandracus. Il en avait tiré de nouveaux tours qu'il avait hâte de tester sur son public. Très vite, les gens s'agglutinèrent autour de lui et il attira une foule encore plus nombreuse. Les enfants étaient heureux, les parents sous le charme. À la fin de la journée, certains badauds, ne se contentant plus de petite monnaie, avaient même laissé quelques billets ! Les enfants, faciles à contenter demandaient principalement des animaux, mais certains demandaient des personnages de bandes dessinées.
Il savait qu'il risquait d'avoir de gros ennuis. On ne plaisante pas impunément avec la famille Hergé et il le savait. Le dernier dessinateur de rue qui s'y était risqué avait été retrouvé au fond de la Seine, les pieds lestés de quelques parpaings. Mais par amour de son art, Hermann n'hésitait pas à braver tous les dangers et il réalisait parfois, à la demande expresse de son public, un buste de capitaine Haddock en ballons de baudruches dans le plus pur style du dessinateur belge. Grâce à la grande variété des couleurs de ballons et aux techniques occultes du terrible Mandracus, il avait réussi à reproduire l'ancre dessinée sur le pull-over du capitaine ainsi que sa pipe qui émettait parfois de la fumée par un astucieux jeu de chambre à air et l'utilisation savante de talc. La foule était littéralement subjuguée. Un riche Américain était prêt à lui donner mille francs pour son capitaine Haddock, mais devant les larmes du petit garçon à qui il l'avait promis, il refusa l'offre. L'argent rentrait. Il investissait pour améliorer ses spectacles, il avait acheté du maquillage de meilleure qualité ainsi qu'une pompe afin d'économiser son souffle et de réaliser plus vite ses œuvres.
Il s'attira encore la sympathie du public un jour qu'il confectionna un fauteuil avec accoudoir qui avait presque l'apparence du cuir pour une vieille dame de l'audience qui avait les jambes chancelantes. On l'aurait cru installée dans un véritable fauteuil club. Le succès était complet. Au bout de quelques mois, il décida carrément de laisser son travail ingrat et de se consacrer uniquement au perfectionnement de son art. La générosité de ses spectateurs lui permit même de se rapprocher du centre ville et de louer une coquette chambre non loin du cimetière du Montparnasse.
Un jour, alors qu'il renouvelait encore ses exploits devant une foule médusée, il fut abordé à la fin de son spectacle par un homme qui l'avait observé tout du long, se tenant derrières les badauds habituels avec lesquels il ne se confondait pas. Il se nommait Edmond Bachelard et était le propriétaire des folies du cheval, un prestigieux cabaret des grands boulevards. Dans un grand sourire, dévoilant des couronnes en or comme Heraman en avait toujours rêvé, il lui dit qu'il tenait absolument à ce que Herr Clowny se produise dans son établissement. S'il était d'accord, le contrat était prêt et ils pouvaient le signer dans la demi-heure suivante. Hermman ne touchait plus terre. La consécration. Finalement ! Il avait du mal à croire qu'une telle chance put s'offrir à lui après toutes ces années de misère et d'errance.

mardi 28 février 2012

Monsieur le Directeur

Cette lettre a été reçue, il y a une quinzaine de jours, par la direction d'un hebdomadaire à gros tirage. La direction l'a traitée comme une plaisanterie. Elle a cependant attiré l'attention d'un journaliste de mes amis, dont les soupçons avaient déjà dû être éveillés par la fréquentation de l'individu en question. Elle m'a été transmise par ce journaliste alors qu'il termine un minutieux travail d'enquête et de recoupements. Afin de lui conserver la primeur de son investigation qui sera publiée très prochainement, j'ai décidé de la rendre anonyme. Je suis désolé d'avoir à recourir à ce procédé, mais patience ! Chacun aura tôt-fait de mettre un nom sur ce sinistre personnage. C'est une bombe et c'est la pure vérité. Je vous la livre telle quelle.


PERSONNEL


Monsieur le Directeur de la rédaction,


Cher Monsieur,
J'ose vous écrire car c'est la dernière alternative qu'il me reste. Je vous prie de bien vouloir m'accorder quelques minutes et de prendre la peine de lire cette lettre jusqu'au bout car elle provient d'un homme qui craint pour sa vie et pour celle de la personne qu'il aime. Je suis sous la menace d'un homme qui est poussé à l'extrême limite. Je m'appelle D____ B_____. J'ai soixante-deux ans aujourd'hui et je tremble car une ombre de mort plane sur moi et ma famille.
Je ne peux hélas pas me permettre d'aller voir la police étant entré illégalement dans ce beau pays qu'est la France, voilà plus de trente ans. Je sais comment là-bas, à peine apprendrait-on ma condition qu'on ne m'écouterait plus et qu'on me mettrait en cage comme un animal.
Tout a commencé alors que j'étais encore dans mon pays d'origine. J'avais eu quelques contacts avec un Français qui n'était alors que journaliste. Nous avions fait connaissance car nous étions tous deux membres de mouvements militant pour l'égalité des peuples, où qu'ils se trouvent dans le monde. Nos idéaux nous avaient alors rapprochés.
À l'âge de vingt-huit ans, j'ai dû fuir mon pays que j'aimais tant, y abandonner tous ceux qui comptaient pour moi, ma jeune épouse, tout ce que j'avais construit, tout ce que je possédais. Je suis venu en France car il n'était plus possible de vivre dans mon pays pour quelqu'un qui croyait encore en la liberté d'expression et qui refusait de plier face à un régime plus qu'autoritaire.
Le Français que j'avais connu m'avait laissé son adresse à Paris. C'était un ami et je ne connaissais personne d'autre. Il m'a accueilli chez lui à bras ouverts. Bien que j'en ai fait la demande, je n'ai pas pu bénéficier de l'asile politique en France. L'homme, qui en avait les moyens, m'a alors proposé de m'héberger dans l'un des appartements qu'il possédait dans la capitale.
Ainsi installé, je m'ennuyais terriblement. Je n'osais pas sortir. M'en empêchait la crainte de tomber sur la police française ou même sur un des agents de mon gouvernement qui se déplaçaient alors librement en France. Reclus, je me plongeai dans l'introspection. Je pris finalement le parti de consacrer mon oisiveté à l'une de mes passions de jeunesse. Je pris du papier et j'écrivis. Si je ne voulais pas devenir fou, le flot de mes pensées devait impérativement trouver un exutoire. Je laissais mon imagination courir et je rédigeais alors divers textes, reprenant également de vieux essais que j'avais gardés avec moi. Durant cette période, je rédigeais également un certain nombre de nouvelles, puis des textes de plus en plus longs.
J'avais une parfaite confiance dans cet homme. Je me suis alors permis de lui montrer ces textes de ma composition, seules choses qui me rattachaient encore au monde des vivants. Pris d'un soudain élan, comme celui du père qui rejette et abandonne l'enfant qu'il n'assume pas, je lui dis de but en blanc que ces textes étaient à lui s'il les trouvait intéressants et que ce serait ma modeste façon de le remercier. Je devais après tout à cet homme ma sûreté d'alors. Il me répondit que ce n'était pas la peine, me considérant, je m'en rends compte aujourd'hui, avec condescendance, mais cela ne l'empêcha pas de les emporter malgré tout avec lui.
Deux jours plus tard, il revint me voir. Il venait à peine de terminer leur lecture. Il feignit d'abord de vouloir parler de choses et d'autres, me demandant si j'avais des nouvelles des miens, comment je me trouvais dans l'appartement, puis il en vint au fait de sa visite. Il voulait confirmer ce que je lui avais dit, s'assurer que j'étais réellement prêt à les lui donner, à faire comme s'ils étaient siens. Je lui en ai donné l'assurance. Ce qui m'intéressait était de le remercier et j'étais bien pauvre. Il me félicita pour mes textes et il commença à émettre l'idée que si j'en avais d'autres ou que si j'en composais de nouveaux, il serait prêt sans discuter, à me les acheter à un bon prix, argent qui pourrait me permettre de faciliter la venue de ma chère épouse auprès de moi.
Ces textes n'étaient qu'un passe-temps, ils n'avaient pas de réelle importance à mes yeux. Ce qui m'importait était de pouvoir faire venir en France ma femme que je n'avais pas vue depuis plus d'un an. La renommée ne m'intéressait pas davantage. Et qui se serait intéressé aux textes d'un inconnu, qui plus est d'un clandestin ? Je finis de le rassurer en lui disant que ces textes finiraient leur vie dans un tiroir si un homme déjà connu comme lui n'acceptait pas d'en faire quelque chose.
Etant entré illégalement sur le territoire, je risquais beaucoup si jamais j'étais pris. Je n'avais donc que peu de contacts avec l'extérieur. Mon ami français avait un employé qui s'occupait de mes repas. Je ne sortais que rarement. C'est à peine si je m'aventurais pour une promenade dans le quartier, et toujours en rasant les murs.
De mes textes, il fit bon usage. Il réussit à les faire publier sous son nom. Journaliste ayant déjà les faveurs des médias, il n'eut aucun mal à attirer l'attention sur des écrits qu'il présenta comme siens. Ce fut un grand succès aussi bien auprès de la critique que du public. Le premier d'une longue série pour lui qui est à présent reconnu comme un grand écrivain et penseur français. Cet homme, Monsieur le Directeur, vous le connaissez personnellement. Vous le côtoyez tous les jours. Il est peut-être même votre ami. Vous devez sûrement à ce stade vous doutez de qui je veux parler. C'est la lamentable, la pitoyable vérité de cet homme aimé, respecté, admiré sur lequel je m'apprête à jeter l'opprobre. Vous me jugerez mal, vous penserez que j'y prends du plaisir. Peut-être. Mais c'est celui de l'esclave qui brise ses chaînes.
Vous me prendrez, Monsieur, sûrement pour un fou ou un illuminé. Tant pis. J'ai ma conscience pour moi. Malheureusement, ce que vous suspectez n'est que la triste réalité de ma condition d'otage, de forçat. Je dois dire la vérité, je dois la crier s'il le faut. Je ne peux plus me taire. Je suis, moi et moi seul, le véritable auteur de tous les romans et essais de Monsieur _________. Je peux le prouver de manière formelle et il est temps pour moi de faire éclater la vérité.
Comme je l'ai déjà évoqué, cet odieux contrat a commencé il y a des années de cela. Cet homme n'a jamais été capable d'inventer la moindre œuvre de fiction. Après un premier succès, il m'a demandé de continuer à écrire pour lui. Je l'ai fait. Comprenez-moi, je voulais seulement vivre en paix et oublier les sinistres moments que j'avais vécu dans mon pays. Je restais ouvert au monde par mes lectures, par la télévision, mais sans sortir de chez moi. Mon imaginaire ne s'en trouvait que plus développé. J'écrivis un deuxième roman pour lui. Ce fut encore un succès, d'ailleurs récompensé par le prix fémina. Grâce à son argent, et aussi à son aide, je parvins à faire venir ma femme en France. Cela faisait quatre ans que je ne l'avais pas vue. Nous vivions tranquillement dans l'appartement de Monsieur _______. Ma femme et moi étions tout l'un pour l'autre et nous n'aspirions qu'à la paix et à la tranquillité.
J'ai mené encore cette vie pendant près de dix années. Nous avions quelques amis, réfugiés comme nous. Nos jours s'écoulaient simplement. Nous vivions dans une relative quiétude et, mis à part une irritation palpable et quelques mots lorsque j'avais du retard dans le travail qu'il me demandait, votre Monsieur _______ m'a toujours relativement bien traité. Seulement voilà, d'ami, j'avais pris conscience d'être devenu l'un de ses employés.
Malgré cette sensation désagréable, j'avais un toit, de quoi me nourrir moi et mon épouse, nous ne craignions pas pour nos vies et en comparaison de ce que nous avions pu vivre par le passé, cela nous apparaissait une vie très confortable. En dépit de ce fait, voilà deux ans s'est produit un événement qui m'a ouvert les yeux.
Il faut bien me comprendre, Monsieur, ma femme et moi nous estimions chanceux d'être en vie, d'être ensemble, de pouvoir simplement vivre, mais pendant toutes ces années, le succès et la renommée de cet homme n'avaient fait que croître alors que le revenu qu'il m'octroyait, lui, n'avait jamais évolué. Ses exigences, elles aussi, étaient allées croissantes. Il me sommait de lui fournir un travail sans cesse plus important. Je n'écrivais jamais assez, je n'allais pas assez vite. Il en fallait toujours plus, plus vite alors que lui-même était incapable d'aligner trois lignes correctement. J'appris plus tard que sa fortune avait peu à peu fondu et qu'à présent, il abusait des larges avances que lui octroyait son éditeur, menant toujours grand train. Pour assumer sa vie dispendieuse, il devait non seulement publier un roman par an mais encore écrire de nombreux articles et scénarii en parallèle.
Un jour qu'il était de passage chez moi, je lui fis la requête d'être plus justement rétribué pour le succès que je lui avais offert. Je n'omis pas de lui rappeler ce qu'il me devait. Il se mit alors dans une colère noire. Il porta la main sur moi, me giflant et me frappant. Ce n'est que lorsque je fus au sol que ses coups cessèrent. Il me traita d'ingrat, lui qui m'avait sauvé la vie, m'avait abrité. Il me hurla qu'il aurait bien voulu voir comment j'aurais fini, sans lui, dans mon pays, me jetant au visage les fosses communes que tout le monde avait vu aux journaux télévisés. Toujours en rage, il sortit de l'appartement sous le regard apeuré de mon épouse, témoin de la scène. Il revint me trouver deux jours plus tard, penaud et honteux pour se confondre en plates excuses. Je lui affirmais que ce n'était rien et il augmenta un peu la somme qu'il me versait chaque mois, mais au fond de moi, la tristesse et la colère s'affrontaient.
Cet événement m'avait ouvert les yeux sur la nature de cet homme. J'avais été complètement dépendant de lui, mais je réalisais à quel point il l'était vis-à-vis de moi. Cet homme n'avait rien de charitable et s'il m'avait d'abord aidé par conviction, il y avait trop longtemps qu'il se servait de moi. Dans ma position, je ne pouvais hélas rien tenter pour le moment. Si je me montrais au grand jour, je risquais l'expulsion et au surplus d'être pris pour un fou. Il était français, il était écrivain, il était célèbre, reconnu et admiré alors que moi, je n'étais rien pour ce pays, ni pour personne.
Une chose me permettait cependant de garder espoir en l'avenir. J'avais le temps. Même si cela devait me prendre dix ans, je devais continuer à jouer son jeu et réunir assez d'éléments afin de prouver au monde à quel point l'âme de cet homme est noire. J'écrivis en parallèle ma biographie, pour que quoi qu'il arrive, les choses qui me sont arrivées ne tombent pas dans l'oubli. Le fait que j'habite chez cet homme, bien qu'un indice indirect, était l'un des éléments de l'écheveau de preuves que je constituais contre lui. Je réussis même à le piéger en l'enregistrant à plusieurs reprises où il parlait sans vergogne de l'odieux contrat qui nous unissait. Au prix de nombreux efforts pour éteindre sa suspicion, je réussis également à obtenir des écrits de sa main où il en faisait mention.
Il y a quelques mois est enfin venu le moment où j'estimais avoir réuni assez d'éléments pour pouvoir le confondre complètement. Même si après plus de vingt-cinq ans, je reste un hors-la-loi dans ce pays, je ne suis pas pour autant un homme qui aime le scandale. Aussi, j'ai laissé une chance à cet homme de me rendre ma liberté. Je ne lui réclamais que le strict nécessaire pour refaire ma vie dans un autre pays où je pourrais vivre au grand jour comme tout le monde.
J'ai donc pris rendez-vous avec _________ pour lui dire que ce petit jeu n'avait que trop duré et que je me sentais dégagé de toute obligation envers lui. Je lui annonçais néanmoins que j'étais prêt à garder le silence s'il consentait à satisfaire ma dernière requête. La chose la plus raisonnable pour lui eut été d'accepter et d'en rester là. Je savais déjà depuis longtemps qu'il n'avait rien d'un homme raisonnable. Je m'attendais à ce qu'il se mette en colère mais il n'en fit rien. Il resta un moment silencieux où j'eus peur qu'il se jette sur moi, mais il se contenta de dire qu'il devait y réfléchir. Cette réaction me parut peu naturelle, surtout venant de cet homme, aussi, par pure précaution, je demandais à un de mes compatriotes avec qui je m'étais lié en France, de changer les serrures de l'appartement que j'occupe. À raison. Au cours de la nuit suivante, je fus réveillé par des bruits sourds en provenance de l'entrée. Quelqu'un essayait de s'introduire chez moi et n'y parvenant pas, frappait à la porte, visiblement avec un objet lourd. Cette personne ne fut mise en fuite que par l'arrivé impromptue d'un voisin dont j'entendis les cris interloqués.
Il m'arrive de plus en plus de recevoir des coups de téléphone anonymes. Ma femme, elle-même a fait l'objet de menaces. J'ai été la victime d'intimidations diverses de la part d'inconnus. L'autre jour, en rentrant chez moi, une voiture a manqué de m'écraser alors que je traversais la rue. Je sais ce qui est et je ne suis pas un de ces fous paranoïaques. Je sais que c'est cet homme qui est derrière tout cela. Il a les moyens et assez à perdre dans cette histoire pour vouloir aller jusqu'aux plus extrêmes limites. Il espère m'intimider et me faire rentrer dans le rang par la peur, comme on a essayé autrefois dans mon pays ou comme il l'a fait lui-même par le passé. J'ai quitté mon pays à cause de cela et même si, par le passé, j'ai cédé devant cet homme, il n'en est plus question aujourd'hui.
Monsieur le Directeur, je vous demande un rendez-vous. Je tiens à ce que nous nous rencontrions et je vous montrerai alors toutes les preuves irréfutables que j'ai accumulé au fil des ans. Je sais que vous êtes un homme très occupé, mais veuillez, Monsieur avoir l'obligeance de me rencontrer. Il en va de la vie d'un homme innocent et de la femme qu'il aime. Si je ne réussis pas à vous convaincre, vous n'entendrez plus jamais parler de moi, mais je vous supplie de m'accorder le bénéfice du doute et de me contacter au ________.

Votre bien dévoué serviteur,

D______ B_______



Mon ami journaliste a tout tenté pour joindre cet homme, mais ce dernier n'a plus donné signe de vie. Il a retrouvé l'adresse à laquelle il vivait. À son arrivée, l'appartement était entièrement vide et la porte avait été fracturée. Son voisin de palier était absent lorsque c'est arrivé, mais d'autres habitants de l'immeuble ont fait état de bruits suspects dans la nuit de jeudi à vendredi dernier. Ils ont dit avoir entendu des cris et du mobilier que l'on déplaçait. L'événement a duré trop peu de temps pour les alerter pleinement, vu leur âge et l'heure avancée à laquelle il s'est produit.
Malheureusement, il y a toutes les raisons de croire que l'auteur de la lettre a été la victime de l'odieux personnage qu'il accuse.
Mais l'espoir que justice soit faite est bien réel. Au terme de son enquête, mon ami a réussi à obtenir d'un proche de l'auteur les preuves formelles de la véracité de cette histoire. Ce pauvre homme sera bientôt vengé. La vérité éclatera et cet assassin aujourd'hui encore admiré de tous ne pourra bientôt plus tromper personne.



lundi 19 septembre 2011

Le chant des oiseaux (1/3)

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Maria Pueblos de Nadar était alors une jeune journaliste. Après quelques stages dans des journaux locaux ainsi qu'à la radio, elle avait écrit dans des hebdomadaires avant de finalement être engagée dans un grand quotidien national. Cela faisait quelques mois à peine qu'elle avait pris ses fonctions et certains vieux briscards du journalisme, ceux qui, par leur plume, avaient fait la renommé du journal, la considéraient encore un peu comme une jolie gamine. Elle souhaitait vivement leur prouver tout son talent et détestait le fait de ne pas être prise complètement au sérieux.
Cet entretien exclusif avec le grand professeur Mariani était donc très important pour elle. Le rédacteur en chef, Monsieur Renoldi était un homme fin et perspicace. Il avait su percevoir le talent de cette jeune femme et avait décidé de lui donner sa chance, confiant à elle seule cet entrevue avec le prix Nobel de biologie.
Le professeur Mariani était un original, une sorte de professeur Nimbus, un vrai mystère ambulant. Même ceux qui avaient toujours travaillé avec lui le qualifiaient au mieux d'excentrique. Il avait d'abord fait la fierté de toute la nation grâce à ses travaux exceptionnels en génétique qui lui avaient valu rien moins que le prix Nobel et puis brusquement, provoquant la consternation générale, il avait annoncé lors de la remise du prix qu'il arrêtait complètement toute activité scientifique. Lui ? Le génie, l'Albert Einstein de la génétique et de la biologie moléculaire, à cinquante ans à peine, juste au moment du couronnement, décidait subitement de tout abandonner, de se retirer dans sa maison du lac de Côme comme un vieil ermite ? Ce n’était pas pensable. Il avait accepté son prix en faisant cette simple déclaration sans s'expliquer et n'avait fait depuis aucun commentaire, se refusant à toute allocution. Il n'avait jamais expliqué son geste, et voilà que plus de six mois après avoir décidé de se retirer du monde, il consentait enfin à s'exprimer. Il consentait enfin à recevoir la presse et ce serait Maria, et elle seule, qui pourrait recueillir finalement, l'explication que le monde entier attendait.
Cette nouvelle avait fait grand bruit, bien au-delà des cercles scientifiques, surtout dans notre pays. Tout le monde s'était perdu en conjectures pour expliquer son geste et on ne comptait plus, à l'époque, les émissions consacrées à cette histoire avec leurs lots de soi-disant experts exposant leurs théories toutes plus rocambolesques les unes que les autres sur les raisons de son geste.
Maria ne voulait rien laisser au hasard. Le rendez-vous était fixé avec le professeur et elle n'avait que quelques jours pour se préparer. A peine la joie retombée et les remerciements faits à son rédacteur en chef pour la confiance qu'il lui témoignait, elle fit le maximum de recherches sur l'homme qu'elle allait rencontrer.
Le professeur Mariani avait été le premier scientifique à réussir l'exploit de faire revivre une espèce animale disparue, ce qui lui avait valu le prestigieux prix Nobel. En l'occurrence, il s'agissait d'un oiseau que l'on trouvait autrefois dans la forêt amazonienne.
Toujours désireuse de n'attirer l'attention que par son talent, elle choisit une tenue discrète et le jour convenu, de Milan, elle prit le train jusqu'à Côme. Arrivée sur les rives du lac, un taxi la conduisit jusqu'à la demeure du professeur qui l'attendait en ce début d'après-midi. La villa de style néo-classique dominait le lac. Un domestique lui ouvrit la porte et l'invita à entrer. On la fit attendre dans un grand salon décoré avec goût pendant qu'on annonçait son arrivée au maître des lieux. Au milieu du mobilier ancien, plusieurs toiles. Son regard s’attarda sur des ruines antiques, une marine, un jeune couple enlacé dans un sous-bois lui rappelant le style de Boucher. Son attention fut attirée par le cliquetis d'une horloge ancienne décorée d'un épisode mythologique, sans doute Hercule qui terrassait le sanglier d'Erymante. Elle n’aurait pas imaginé que le professeur fut si sensible à la beauté artistique. Le domestique revint la chercher. Ils traversèrent quelques pièces meublées dans le même esprit et il l'introduisit auprès du professeur. Celui-ci était installé sur un grand balcon, à l'ombre de plantes luxuriantes, contemplant la vue sur le lac. Il la fit s'installer dans un fauteuil près de lui. Elle sortit un magnétophone, lui demandant si cela ne le dérangeait pas que leur conversation soit enregistrée.

jeudi 15 septembre 2011

Le chant des oiseaux (2/3)

   Le professeur la mit à l'aise. Mariani était un homme d'une cinquantaine d'années. Mince, il semblait être resté actif. Selon Maria, il n'avait pas vraiment l'air du savant fou que certains dépeignaient ; il ne portait pas de lunettes, ses cheveux  courts poivre et sel, son visage fin et ses vêtements décontractés (il portait un col roulé noir) lui donnaient l'impression d'être l'un de ces patrons d'entreprises informatiques, visionnaires, presque philosophes, n'ayant jamais entendu parler d'une cravate ou d'une chemise. Pourtant, son regard manquait de la lueur vive qu'elle avait pu voir sur les documents de l'époque de ses recherches.
Maria commença par le remercier de la recevoir.
   - Je vous en prie, Mademoiselle. J'ai toujours apprécié la rigueur et le sérieux de votre journal.
Elle voulait commencer par quelque chose de neutre afin de sonder le terrain et de mieux cerner son interlocuteur.
   - C'est une très belle maison que vous avez ici.
   - Je vous remercie. Elle est dans ma famille depuis des générations. Depuis que j'ai pris ma décision, c'est ici, dans ce havre de paix que je me suis retiré. Je n'en sors que le moins possible.
Il attirait la conversation sur le terrain de ce qui l'amenait ici et elle n'allait pas laisser passer cette occasion de satisfaire sa curiosité.
   - Avez-vous un laboratoire installé ici Professeur ? Poursuivez-vous des recherches d'une quelconque sorte ?
   - Non, vous ne trouverez aucun laboratoire ici. Vous savez, ma déclaration était peut-être laconique, mais j'ai bien peur que ma décision ne soit irrévocable.
   - À ce propos, vous devez avoir conscience, Professeur, que votre décision a stupéfié à peu près tout le monde.
   - J'imagine. L'incompréhension de mes contemporains est sans doute le prix à payer. Mais après ce que j'ai réalisé, reprendre mes recherches m'est apparu comme quelque chose de complètement vain.
   - Vous voulez dire après ce que vous avez accompli, vous avez eu le sentiment d'avoir atteint un sommet ?
   - Non, ce n'est pas ce que je voulais dire. Je voulais dire "après ce dont je me suis rendu compte".
   - Vous avez découvert quelque chose ?
   - Rien de plus que ce qui m'a valu le prix Nobel.
   - Pourriez-vous m'en dire davantage à ce sujet. Vous étiez spécialisé dans les oiseaux, n'est-ce pas ?
Mariani ne pu s'empêcher de sourire.
   - Je suis généticien chère Mademoiselle, ma spécialité, c'est le vivant. D'ailleurs, la plupart de mes collègues n'ont pas compris pourquoi j'ai choisi de travailler sur ces sujets.
   - Les oiseaux.
   - Un oiseau. Venez.
   Le professeur se leva et invita Maria à le suivre. Quelques mètres derrière eux, une cage posée sur une table d'acajou était recouverte d'un drap que le professeur souleva. Quatre oiseaux au plumage magnifique étaient assoupis. Maria ne put masquer son étonnement.
   - Mon dieu, ce sont vos… Créatures ?
   - Ce ne sont pas mes créatures. Je ne les ai pas inventés. Je n'ai fait que réparer, du mieux possible, une erreur commise par les hommes.
   - Ils sont absolument magnifiques. Je n'en ai jamais vu de si beaux.
   Le professeur Mariani ouvrit la cage et en prit un dans sa main. Le tenant délicatement, il caressa sa tête jusqu'à ce que l'oiseau s'éveille. Il invita Maria à faire de même. L'oiseau encore étourdi ne répondit que par un petit cri aigu, comme s'il demandait pourquoi on le tirait de son sommeil. Le professeur s'approcha du bord de sa terrasse et lança l'oiseau qui prit son envol au-dessus du lac.
   - Il revient toujours à sa cage.
   Le professeur invita Maria à se rasseoir dans le fauteuil près de lui.
   - Vous savez, ce sont des oiseaux de climat chaud, en été, ils peuvent s'aventurer hors de leur cage, mais sinon, ils ont besoin de beaucoup de chaleur. On surnommait parfois ces oiseaux, les oiseaux de paradis.
   - Je ne le savais pas.
   - Ce ne sont pas les seuls à avoir été surnommés ainsi, mais je pense que ce sont les seuls à l'avoir jamais mérité.
   - Pourquoi cela?
   Le regard du professeur se fit plus vague.
   - Vous savez, ces oiseaux représentaient un réel défi scientifique. J'aurais pu m'attaquer à une espèce disparue beaucoup plus simple.
   - C'est la prouesse qui vous a poussé à les choisir?
   - Non. La plupart des gens l'ont cru, et le pensent sûrement encore. Je n'ai jamais expliqué à personne pourquoi j'avais choisi l'oiseau de paradis. Vous me demandiez pourquoi on les avait surnommé ainsi, je vais vous le dire. Une vieille histoire raconte que le chant de ces oiseaux est la plus belle chose qu'aucun homme n'ait jamais entendu. Il en est fait mention dans les récits de quelques explorateurs, parmi les premiers européens à s'être aventurés dans cette zone de la forêt amazonienne. Les indiens vivant près de l'habitat de ces oiseaux pensaient que leur paradis en était peuplé et que ces oiseaux s'en était échappés d'une manière ou d'une autre.
   Voyez-vous, cette histoire m'avait beaucoup marqué dans ma jeunesse. Je ne pouvais retenir mes larmes à l'idée de cette beauté perdue à jamais, de ces oiseaux si magnifiques, que plus personnes ne pourrait jamais admirer, ni écouter. Juste après la soutenance de ma thèse de doctorat, afin de fêter l'événement, j'ai effectué un voyage au Brésil. Pendant deux mois, j'ai sillonné ce pays immense et magnifique. J'avais alors complètement oublié cette histoire. Un jour, je visitais un musée d'histoire naturelle et je suis tombé sur un spécimen naturalisé de cet oiseau. J'ai d'abord été frappé par sa beauté, les couleurs de son plumage, son air vif et majestueux. Je suis resté plus d'une demi-heure à l'observer dans cette salle de musée, me remémorant l'histoire qui m'avait tant marqué autrefois. Je suis ensuite retourné en Europe où j'ai poursuivi ma carrière universitaire. Depuis ce jour, cette histoire n'a jamais quitté mon esprit et je me suis alors renseigné de manière plus approfondie sur cet oiseau, son habitat, ce que les naturalistes avaient pu observer avant sa disparition. J'ai même réussi, avec la plus grande difficulté, à mettre la main sur une vieille bande magnétique, le seul enregistrement existant du chant de ces oiseaux. J'en ai tout de suite fait une copie numérique afin d'assurer la conservation de ce trésor inestimable. L'enregistrement était très mauvais et qui plus est, il ne durait pas plus d'une vingtaine de secondes, mais je vous jure que c'est la chose la plus magnifique que j'ai jamais entendu.
   Lorsque j'ai pris la tête d'un laboratoire de recherche et que la question s'est posée à moi, je n'ai pas hésité un instant. J'étais passionné, je me sentais investi d'une mission sacrée. J'avais la chance de pouvoir réparer cette injustice ; cette tristesse qui m'avait envahi étant jeune.

lundi 12 septembre 2011

Le chant des oiseaux (3/3)

Venez, je vais vous faire écouter. Il se leva et l'invita à le suivre. Passés au salon, il ouvrit les portes d'un meuble qui cachait une chaîne haute fidélité. Il lança l'enregistrement et Maria fut immédiatement saisie d'un sentiment étrange de chaleur. Ce chant était sans pareil, il était d'une beauté indicible. Emue aux larmes, elle n'eut rien besoin de dire.
- Vous comprenez pourquoi j'ai voulu consacrer mes recherches à faire renaître cette beauté.
- C'est la plus belle chose que j'aie jamais entendue. Mais comment se fait-il que personne n'ait jamais entendu parlé de ce chant magnifique depuis vos travaux ?
- C'est la raison pour laquelle j'ai décidé de tout arrêter.
Maria ne comprenait pas.
Après des années d'étude, de travail, d'efforts acharnés, soulevant à chaque fois un défi scientifique qui semblait infranchissable encore six mois auparavant, nous avons fini par y arriver : nous avons fait revivre une espèce disparue. Des mâles, des femelles. J'étais au comble de l'excitation quand ils sont nés. Je les ai regardé grandir avec toute mon attention et tout mon amour. Ils se développaient tout à fait normalement. Le temps passait et pourtant, ils ne chantaient pas. Ils poussaient de petits cris, mais aucun chant n'est jamais sorti de leur gorge. Ils approchaient de l'âge adulte et j'attendais avec impatience le temps des amours, pensant que ce serait là l'occasion d'enfin pouvoir les entendre. Mais là encore, je fus déçu. Ils se reproduisirent, il y eu deux générations, puis trois, mais mes pires craintes se confirmèrent : il n'y avait toujours aucune trace de ce chant divin. J'étais atterré. Mes collègues, avec qui je n'avais pas partagé mes espérances, me prenaient de plus en plus pour un homme étrange, ne comprenant pas pourquoi je ne me réjouissais pas de cette première mondiale parfaitement réussie de leur point de vue.
J'ai commencé à mettre en doute mon travail, à me demander ce qui n'avait pas marché dans notre méthode. Mais après des semaines et des semaines à tout analyser, à tout remettre en cause, j'ai dû me rendre à l'évidence. Tout avait parfaitement fonctionné. Pire que cela, j'ai pris conscience que les choses ne pourraient jamais mieux fonctionner. Il marqua un temps, s'assit sur l'un des fauteuils du salon et invita Maria à en faire de même.
Comprenez-moi bien, l'obstacle ne venait pas de nos connaissances ou d'une faiblesse technique de notre part. Vous comprenez, dans ce domaine, il n'y a pas de demi-réussite. Ou vous réussissez, ou vous échouez. Les oiseaux sont nés, viables, conformes exactement en tout points à ceux éteints, ils se sont développés, se sont reproduits et nous avons aujourd'hui une grosse centaine d'individus, mais aucun ne chante. Certains ont très tôt été réintroduits dans leur habitat naturel ; ce retour à l'état sauvage n'a rien changé. Ils poussent bien des cris pour communiquer entre eux, mais absolument rien de comparable avec même le chant d'un vulgaire moineau.
- Je ne suis pas sûre de vous suivre. Avez-vous trouvé une explication ?
- Oui, hélas. Après des semaines à me torturer l'esprit, l'explication m'est apparue, claire, limpide. Et c'est bien cela qui m'a poussé à tout arrêter, à me retirer ici. Voyez-vous, je suis généticien, je ne suis pas naturaliste. Mon défaut, mon arrogance peut-être, a été de croire que tout pouvait reposer sur la génétique. J'avais complètement négligé, occulté dans mon raisonnement, une donnée fondamentale.
- Laquelle ?
- La culture. La seule explication à ce silence est que ce chant si merveilleux, dont un simple extrait a réussi à vous tirer des larmes, était un caractère culturel et non pas biologique à proprement parlé. Voyez-vous, nous avons longtemps considéré, par arrogance, que nous étions les seuls animaux culturels. C'est faux. De plus en plus de travaux ont mis en évidence des caractères acquis, transmis de génération en génération dans de nombreuses espèces, et pas uniquement chez les primates. N'étant pas au fait de ces observations récentes, je ne m'étais même jamais posé la question en ces termes. Sans m'en rendre compte, je courrais après quelque chose d'absolument inaccessible. Ce chant est mort avec le dernier de ces oiseaux sauvages.
Lorsque j'ai réalisé que ce chant avait bel et bien disparu à jamais et qu'il était absolument trop tard, qu'aucune avancée scientifique ou technique ne réussirait jamais à le rendre à nouveau vivant, de ce moment-là, tout m'est apparu si vain, si dépourvu de la moindre importance que je n'ai plus voulu remettre les pieds dans mon laboratoire. De savoir que tant de beauté serait à jamais perdue m'a atteint profondément.
Je n'ai pas le souhait de les revoir, mais je devais bien cette explication à mes collaborateurs. Voilà pourquoi j'ai décidé de vous faire venir aujourd'hui. Pour expliquer et peut-être mettre en garde. La culture, que ce soit celle de ces oiseaux ou la notre est quelque chose de délicat, de fragile. Une fois détruite, une fois disparue, il est vain d'essayer de la faire revivre, c'est une quête impossible. Même s'il y aura toujours des hommes, s'ils laissent s'éteindre cette flamme, ils ne pourront jamais la faire revivre.
L'entretien dura encore une vingtaine de minutes, mais le professeur avait adressé son message. Maria se demandait si elle devait en sourire. Il parlèrent de ce qu'il comptait faire à présent. Lui-même ne semblait pas en avoir une idée très précise. Il souhaitait, pour un temps, rester au calme avant de se consacrer aux autres, sans qu'il n'ait encore arrêté exactement de quelle façon. Maria le remercia du temps qu'il lui avait consacré et lui dit qu'elle lui enverrai une copie de l'article avant sa publication. Le professeur Mariani la remercia en lui assurant qu'il avait toute confiance en elle et lui dit adieu. Le taxi revint la chercher et elle laissa là le professeur, dans sa villa donnant sur le lac.
Sur le chemin du retour, le paysage lombard défilait derrière les vitres du train qui ramenait Maria vers Milan et la brillante carrière qui l'attendait.
Elle pensait à cet homme étrange qui avait poursuivi son rêve et que la réalité avait rattrapé. Sa sincérité l'avait touchée. Les gens le traitaient de fou, d'original, d'excentrique — ce qu'elle avait entendu ne ferait d'ailleurs que les conforter dans leur opinion — mais, au fond, elle le comprenait. Comment aurait-il pu continuer une fois qu'il en avait pris conscience ?
La pluie se mit à tomber. Les gouttes formaient des rigoles sur les vitres du train.