II
Les premières
représentations furent un succès grandiose et bientôt, le tout Paris ne parlait
plus que de Herr Clowny et de ses "œuvres sur ballon de baudruche".
Hermann,
malgré la joie immense qui l'habitait ne voulait surtout pas se relâcher et
continua donc de perfectionner sa technique. Sa plus grande crainte était, qu'à
peine entré, on le chassa de ce paradis sans lequel il ne pouvait déjà plus
concevoir sa vie.
Il avait
étudié sans relâche et s'était imprégné de la quasi-totalité de l'ouvrage du
Terrible et Illustre Mandracus. Un dernier chapitre manquait à son examen, qui
comportait auparavant une dizaine de pages d'une sorte de mise en garde. Le
style en était confus, ce qui contrastait avec les développements précédents,
clairs et précis. L'auteur l'avait sans doute rédigé peu de temps avant sa
mort.
Mandracus. Lui
qu'une aura de mystère, de froideur et de crainte avait toujours entouré
semblait dans ces quelques pages se confesser. Il y parlait de manière confuse
de ligne à ne pas franchir, de secret terrible que nul ne devrait jamais
percer, du mystère de la vie et de la mort. Tantôt hésitant, tantôt agité, il
invectivait le destin et sa propre folie qui l'avaient poussé jusqu'au bout
dans sa soif de connaissance et de domination sur la baudruche. L'homme que les
adjectifs Illustre et Terrible précédaient comme un avertissement semblait ici
comme un enfant apeuré au cœur de la nuit.
Ne sachant
trop que penser, Hermann prit cela pour le délire d'un vieil homme malade et
poursuivit sa lecture vers le dernier chapitre. Celui-ci expliquait un tour que
Mandracus lui-même n'avait jamais réalisé devant un public : il s'agissait de
fabriquer, à partir de ballons de baudruches, un être humain en son entier. Il
décrivait dans le détail comment réaliser son visage, ses membres et comment
les articuler ensemble. Hermann veilla jusqu'à tard et poursuivit son étude le
lendemain. Il lut et relut avec attention, notant tous les détails, mémorisant
avec précision les différents gestes que nécessiterait la réalisation de ce personnage
en ballon de baudruche. L'heure de son départ pour le cabaret approchait
lorsqu'il eut une idée brillante. Il allait réaliser en direct, lors de la
représentation de ce soir, ce personnage dont parlait Mandracus dans son
dernier chapitre ! Le public, à coup sûr, serait bluffé. Il avait mémorisé la
technique et, dans sa loge des Folies du Cheval, il avait répété une fois les
passages que Mandracus décrivait et dont l'exécution lui était encore
totalement étrangère. Malheureusement, il n'avait pas pu encore s'exercer sur
la totalité du personnage. C'était audacieux, mais après tant de succès,
Hermann était rassuré, confiant. Sa peur de l'échec s'était presque évanouie et
il se laissa séduire par l'appel du défi. Il irait là où Mandracus lui-même
n'avait osé aller : il réaliserait un homme en ballons de baudruches ce soir sous
les yeux du public pour la première fois dans l'histoire de l'humanité.
Le soir venu,
Hermann exerça ses tours avec la parfaite maîtrise qui le caractérisait
habituellement. Il émerveilla le public avec une voiture à pédale en ballon de
baudruche dans laquelle il s'installa et avec laquelle il fit le tour de la
salle sous les yeux ébahis d'un public ravi. Puis vint le moment qu'il avait
choisi. Il prévint la salle qu'il allait réaliser pour la première fois un tour
unique au monde que même l'Illustre et Terrible Mandracus n'avait jamais
réalisé en public. Il leur demanda ainsi à la fois leur compréhension et le
plus grand silence afin qu'il puisse leur offrir ce chef d'œuvre dans les meilleures
conditions possibles. Hermann avait préparé le nombre de ballons de baudruches
nécessaire dans les couleurs adéquates et commença ainsi son œuvre. Un léger
roulement de tambours emplit soudain la salle. Il gonfla la première baudruche,
fit un nœud, la maintint puis en gonfla une seconde et une troisième qu'il lia
toutes ensembles. Il répéta plusieurs fois l'opération. La réalisation de ce
personnage était extrêmement difficile. Malgré sa dextérité et sa rapidité, il
mit plus d'un quart d'heure à confectionner les membres et le tronc du
personnage, réalisant tous les doigts un à un, les parties internes comme
externes de son corps, suivant le plan dressé par Mandracus. Les minutes
passaient, mais on n'entendait pas un murmure dans la salle, les spectateurs,
comme hypnotisés gardaient leurs yeux rivés aux faits et gestes du clown. Il se
lança ensuite dans la confection de la tête du personnage en ballon de
baudruche. La réalisation en était d'une complexité extrême, il utilisa cinq,
dix, puis quinze ballons de baudruches différents, les malaxant, les pliant et
les nouant dans l'habituel crissement du caoutchouc qui accompagne cette
opération. Il en utilisa encore autant avant que la tête ressemble enfin à une
véritable tête humaine, mais le résultat était à la hauteur de l'attente,
spectaculaire. Son personnage en ballon de baudruche semblait avoir des
paupières recouvrant ses yeux de couleurs différentes, des ballons dégonflés et
en charpie noués à l'ensemble formaient sa chevelure frisée tandis que sa
bouche bien dessinée comportait des dents régulière et une langue rouge vif. Il
procéda enfin à l'assemblage de la tête et du corps. Une fois terminé, le
personnage mesurait un mètre quarante et était saisissant de réalisme. Les
spectateurs autant intrigués qu'émerveillés, s'étaient levés pour partie, afin
de mieux admirer le chef d'œuvre d'Herr Clowni.
Hermann avait
relevé son grand défi. Il avait réalisé ce chef d'œuvre sans entraînement,
directement devant le public ébahi. Il avait dépassé l'illustre et terrible
Mandracus qui en perdait ses majuscules. L'ovation fut grandiose. Le public
conquis, debout dans la salle applaudit des deux mains pendant près de vingt
minutes. Hermann jubilait intérieurement. Il s'était placé à l'avant scène afin
de recevoir un bouquet de fleur apporté par une jeune fille. Il saluait bien
bas son public tout en savourant sa gloire. On lui jetait des roses, on lançait
des hourras. Hermann était sur un nuage, il rêvait déjà de Broadway, de Las
Vegas, il se ferait faire un costume en or avec un Haut de Forme assorti, il
ferait le tour du monde, son nom s'afficherait en lettres de feux sur les plus
grandes avenues, sur le Colisée, sur le Sphinx, sur le Taj Mahal, sur l'Empire
State Building, les femmes le regarderaient enfin et Hollywood ferait même
appel à lui. Lorsque les applaudissements et les vivas commencèrent à se
calmer, il regarda son personnage posé par terre derrière lui, son chef
d'œuvre, puis se retourna vers le public, voulant conclure par un trait
d'humour.
- Il ne lui
manque que la parole Messieurs Dames !
Les
spectateurs éclatèrent de rire, mais assez vite, leur rire se figea en un
rictus qui passa de l'émerveillement amusé vers la plus profonde stupeur. On
n'entendait plus un bruit dans la salle hormis un léger couinement de
caoutchouc qui provenait du fond de la scène. Hermann, surpris par ce silence
se retourna pour voir quelle était la cause de ce changement si radical dans
l'expression des spectateurs.
À quelques
mètres derrière lui, le personnage en ballon de baudruche s'était mis à remuer.
Il frotta ses yeux de ses mains en caoutchouc comme un dormeur qui s'éveille,
puis, dans un léger crissement, se redressa péniblement sur ses deux jambes.
Comme un faon qui découvre la marche, il s'avança en clopinant en direction de
son créateur, les mains tendues et se mit à parler, ajoutant encore, si cela
fut possible, à l'étonnement de l'assemblée.
- Papa ! Papa
!
Hermann ne put
retenir un hurlement d'horreur panique.
- Papa ! Papa
! Ce petit être pitoyable claudiqua jusqu'au clown en trébuchant, jusqu'à
s'agripper à son pantalon, poursuivant sa supplique d'une voix misérable.
- Papa ! Papa
! Je… Je souffre…
L'horreur
d'Hermann était à son paroxysme. Il hurla comme un fou. Pris de panique, il
repoussa l'homoncule, qui serait tombé lourdement s'il n'avait pas été
constitué de ballons de baudruche d'une extrême légèreté. La panique et la peur
avaient gagné le public. Des hommes et des femmes affolés couraient en tous
sens en criant, se précipitant vers la sortie dans la confusion la plus totale.
Bientôt la salle fut entièrement vide et seule des chaussures à talons, vestes
et autre sac à mains, abandonnés dans la précipitation, trahissaient la
présence d'une foule nombreuse encore quelques instants auparavant.
La créature
s'était relevée et s'avançait pitoyablement vers Hermann les bras tendus vers
lui.
- Papa ! Papa
! Regarde-moi ! Je suis là.
Hermann hurla
et partit en courant, sa misérable chose se traînant sur ses talons. Sans
prendre le temps d'enlever son maquillage de Herr Clowni, il se précipita dans
le premier taxi qu'il trouva à qui il hurla de foncer le plus loin possible de
ce cauchemar. Il s'enferma chez lui et une fois tous les verrous fermés à
double tour, il se rua sur son petit meuble à alcool d'où il sortit frénétiquement
deux bouteilles de Schnaps et une de KirschWasser. Il se versa un verre presque
à ras bord qu'il but d'une traite. Déçu de l'effet produit, il s'en versa un
deuxième, puis un troisième.
Il éclata en
sanglots. Qu'avait-il fait ! Il comprenait à présent les pages de mise en garde
de Mandracus. Aussi illustre et terrible qu'il fut, il était sûr maintenant que
c'était cet horrible secret qui avait dû le précipiter dans la tombe.
Qu'avait-il fait ? Il avait créé un monstre ! Son ego, son désir de gloire
l'avaient poussé à transgresser des règles que tout mortel se devait de
craindre et de respecter. Quelle abomination était née du fruit de sa folie ?
Désespéré, traumatisé, il vida la bouteille de Schnaps avant d'ôter le cachet
de cire de la suivante. Il ne pourrait sans doute plus jamais toucher un seul
ballon de baudruche de sa vie. Tel Prométhée qui avait fini par voler la flamme
aux dieux, il devait lui aussi payer le prix de son audace. Il crut encore
entendre la voix pitoyable et geignarde de ce petit être débile. "Père !
Père !" Monstruosité !
Aberration ! Un frisson lui parcourut le corps à cette simple évocation. Mais
le bruit persista et il lui semblait entendre cette voix à l'instant même.
Affolé, il se dirigea vers sa porte d'entrée. Il ouvrit l'œilleton. Il ne
rêvait pas ! L'homoncule était là, à peine assez grand pour atteindre la
sonnette, il l'appelait.
- Père ! Père
! Je vous en prie, ouvrez-moi la porte, rien qu'un instant.
Hermann était
mort de peur.
- Vas-t-en !
Monstre ! Abomination ! Vas-t-en ! Je n'y suis pour rien ! Laisse-moi
tranquille !
- Père, je
vous en prie, ouvrez-moi, rien qu'un instant. Pourquoi m'avez-vous laissé ?
Pourquoi êtes-vous parti ? Ouvrez-moi s'il vous plaît ?
Hermann reprit
son calme. Après tout, il mesurait moins d'un mètre cinquante et il était fait
de ballons de baudruches. Bien qu'il éprouvât un sentiment de répulsion
terrible, il réalisa qu'il n'avait sans doute pas grand chose à craindre de
cette créature pitoyable. Il referma l'œilleton.
Le petit homme
en ballon de baudruche se rembrunit. Il était prêt à faire demi-tour lorsqu'il
entendit les verrous s'ouvrir derrière la porte. Son visage s'illumina.
Hermann, méfiant, ouvrit son huis et laissa entrer la créature. Il retourna
s'asseoir devant son verre de Schnaps qu'il vida d'un trait.
- Père, vous
me laissez enfin rentrer. Pourquoi êtes-vous parti si vite ?
Hermann le
coupa.
- Ne m'appelle
pas comme ça ! Je n'y suis pour rien, c'est un accident ! Je n'ai jamais voulu
que ça arrive. Et il éclata de nouveau en sanglots.
- Mais vous
êtes mon père. Je me suis réveillé devant vous tout à l'heure, je suis né de
vos mains, vous m'avez fait. Est-ce que cela ne signifie rien pour vous ?
- Je ne peux
rien pour toi ! Laisse-moi en paix ! Je… Je ne sais pas ! Je n'ai pas voulu.
La voix de
l'homme ballons de baudruche s'éteignit. Il comprit qu'il ne pourrait trouver
aucun secours ici.
- Pouvez-vous
au moins m'expliquer comment je suis arrivé ici ce soir ?
Hermann, le
teint rouge hurla :
- Maudits
nazis ! Je suis sûr que c'est de leur faute ! Pendant la guerre, il y a une
période dont je ne me souviens pas. Ils m'ont lavé le cerveau, mais je sais
qu'ils se sont servis de moi comme cobaye pour tester une arme secrète. Tout
est de leur faute ! Je suis un homme fini ! Vas-t-en ! Pars ! Pars et ne
reviens jamais ! J'ai tout perdu ! Hermann repoussa le verre posé devant lui et
se replia dans ses bras, sombrant dans un sanglot sans fin. Le regard du petit
homme ballon de baudruche passa des deux bouteilles de Schnaps vides sur la
table au regard du clown triste sur la couverture du livre de Mandracus qui
gisait par terre. Il le vit sans comprendre que ces mots imprimés lui avaient
donné vie.
- Mais, vous
êtes mon créateur… C'est vous qui m'avez donné la vie ce soir devant tous ces
gens, me plongeant dans le froid et… la peur…
Hermann,
transporté par la boisson, fut pris d'un hoquet avant de déclamer :
- Pourquoi
rappeler ces circonstances à ma mémoire ? Je frémis en songeant que j'en suis
l'auteur. Ah démon détesté ! maudit soit le jour de ta naissance ! Maudites
soient les mains qui t'ont créé et je sais, ce disant, que c'est moi-même, ce nouveau Prométhée, que je maudis ! Je te
dois un malheur ineffable. Tu ne m'as pas laissé la faculté de savoir si je
suis juste ou non envers toi. Va-t-en ! Epargne-moi la vue de ton apparence
méprisable.
- Très bien,
Père, puisque c'est votre souhait, je vais partir. Ces mots lui firent mal
lorsqu'il les prononça. Il se retourna pour partir puis il songea soudain qu'il
n'avait pas de nom. Il se tourna vers son père :
- Pouvez-vous
au moins me dire comment je m'appelle ?
- Tu n'as pas
de nom, tu es un monstre ! Hermann hurla ces mots dans un sanglot et enfonça
son visage dans ses bras pour ne plus le relever. Le petit homme ballon de
baudruche sortit de l'appartement de son créateur et s'enfonça seul, dans les
rues de la capitale.
Le IIIe Reich avait-il voulu se
constituer une armée d'hommes ballons de baudruches et aurait-il donné à
Hermann le pouvoir de leur donner vie pour le moment de la mise en marche de
leur projet diabolique ou bien était-ce le terrible Mandracus qui par ses
diverses recherches et autres compromissions avait découvert, dans sa folie, le
moyen de donner vie à ses créatures ? Le petit homme ballon de baudruche n'en
avait pas la moindre idée et, seul et abandonné de tous, il n'avait que faire
de savoir à la folie de qui il devait d'exister.
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