I
Herr Clowni.
Tel était le nom de scène d'Hermann Farben qui, même au sein des parias,
faisait figure d'anonyme. Cuisinier de troupe de la Wermacht à Paris pendant la
majeure partie de la Seconde guerre mondiale, il décida d'y poser sa valise en
carton une fois la paix revenue. Sans famille ni amis, il se présenta aux
seules connaissances qu'il avait gardé, mais toutes ne lui offrirent qu'une
porte close.
Seul dans l'énorme ville, il dut faire
face à la misère et au mépris. Il avait traversé la guerre sans tirer un seul
coup de feu, mais peut-être méritait-il les années de déchéance qu'il connut
dans le Paris du début des trente glorieuses. Il était passé par une multitude
de petits emplois où on ne l'accepta jamais bien longtemps. De livreur à
balayeur en passant par surveillant de square, il avait fait tous les métiers
imaginables.
À la fin des
années soixante, la cinquantaine avancée, il était sur le point de recourir à
la mendicité lorsqu'au cours d'une promenade, sur l'étal d'un bouquiniste, il
tomba sur un livre étrange. L'air triste du clown qui ornait la couverture
attira tout de suite son regard. Cet ouvrage était un manuel très détaillé,
écrit juste avant sa mort par l'illustre et terrible Mandracus, le célèbre
illusionniste. Il y décrivait en détail et exposait toutes ses techniques, tous
les secrets les plus sombres que des années d'expériences lui avaient fait
acquérir dans l'art occulte de réaliser diverses formes et assemblages au moyen
de ballons de baudruche. La couverture avait sans doute du être rajoutée dans
l'espoir d'attirer l'hypothétique lecteur vers cet obscur ouvrage. L'éditeur,
totalement inconnu, avait depuis longtemps disparu sans laisser de traces.
Le bouquiniste
le vendait cinq francs, mais il fut ravi qu'un gogo le débarrasse de cette
raclure de fond de tiroir pour deux francs cinquante. Au contraire, Hermann y
vit un signe du destin et sa dernière planche de salut. En rentrant tard le
soir de son travail de poinçonneur, il se plongeait avidement dans la lecture
de cet ouvrage. De plus en plus intéressé, il prit sur son maigre salaire pour
acheter le précieux matériel nécessaire à son entraînement. Le manuel, fort de
plus de trois cents pages était aussi complet que complexe. Au bout de six
mois, il n'en était arrivé qu'à la moitié, mais il était déjà capable de
réaliser à la perfection toutes sortes d'animaux en ballons de baudruches. Du
chat au lapin, en passant par la girafe, la basse cour en caoutchouc n'avait
plus de secret pour lui. Il se sentait prêt.
Hermann se
souvenait avec émotion de son enfance à Hambourg et de ses parents qui l'emmenaient
au cirque. Il se rappelait les dresseurs, les éléphants, les fauves, mais
par-dessus tout, il adorait les clowns. Il avait gardé cette passion et la
seule récréation qu'il s'autorisait sur son maigre revenu, sacrifiant ainsi un
jour de viande, était d'aller une fois par an voir le cirque Pinder lorsqu'il
passait à Paris. Une fois prise sa résolution de se lancer dans l'arène, il se
rendit donc dans un magasin de costume, acheta du maquillage, un habit, de
grandes chaussures et un nez rouge. Dès que son jour de congé arriva, il prit
son costume et son matériel et se dirigea vers Notre Dame. Sur la grand place,
devant le parvis, il s'assit sur un banc et appliqua avec soin le maquillage
blanc sur son visage à l'aide d'un petit miroir. Il était nerveux. Une fois le
rouge appliqué sur ses lèvres, sa perruque rousse frisée et son faux nez
installés, un plot en guise d'estrade, il se mit à gonfler ses ballons de
baudruches. Il commença de manière classique par un lapin qui se tenait assis
sur ses pattes antérieures. Déjà, un ou deux curieux s'étaient arrêtés pour le
regarder à l'ouvrage. Il soufflait, gonflait, agitait, tordait, pliait, liait
dans ce bruit de caoutchouc si caractéristique, ni tout à fait un chuintement,
pas vraiment un crissement mais quelque chose entre les deux, qui formait
presque une musique.
Le résultat
fut à la hauteur. Le lapin était saisissant de réalisme. On distinguait
parfaitement ses pattes, les noisettes de ses yeux, ses grandes oreilles, ses
deux incisives proéminentes et même ses moustaches. Les badauds ne purent
retenir leurs cris d'admiration. Ils étaient une quinzaine et laissèrent tous
une pièce ou deux devant le clown. Hermann avait du mal à cacher sa joie. Il
offrit le lapin au plus généreux de ses spectateurs et embraya avec un cheval.
Cette fois-ci, sa création fut accueillie par des applaudissements. On
distinguait même la crinière du cheval et ses sabots ! Les spectateurs,
conquis, n'hésitèrent pas à demander à Hermann de nouveaux tours et le
pressèrent d'accomplir un nouveau miracle. Il les contenta tous jusqu'à ce
qu'il n'ait plus une seule baudruche à gonfler. Ils partirent un peu déçus en
le félicitant tout de même chaleureusement pour le spectacle.
Hermann
n'arrivait pas à y croire : personne ne lui avait craché dessus aujourd'hui,
personne ne l'avait bousculé, ni frappé. Au contraire, on appréciait son
travail ! On le reconnaissait ! Il ne put retenir ses larmes. Pour la
première fois, pas de méfiance, on ne se moquait pas de lui et on ne le
rejetait pas. On lui donnait même de l'argent ! Il fit le compte de la
générosité des passants et il constata avec étonnement qu'on lui avait donné la
moitié de ce qu'il avait touché lors de sa paye du mois précédent. Hermann se
prenait à rêver. Il allait devenir un artiste ! Les gens viendraient le voir et
l'acclameraient ! Peut-être pourrait-il même un jour se produire dans un
cabaret ! L'avenir qui avait été si sombre pendant toutes ces années commençait
à s'éclaircir et pour la première fois, Hermann se risquait même à faire des
projets d'avenir.
Il revint la
semaine suivante armé d'un stock de ballons de baudruches plus important
encore. Entre temps, il avait poursuivi l'étude de l'ouvrage de l'illustre et
terrible Mandracus. Il en avait tiré de nouveaux tours qu'il avait hâte de
tester sur son public. Très vite, les gens s'agglutinèrent autour de lui et il
attira une foule encore plus nombreuse. Les enfants étaient heureux, les
parents sous le charme. À la fin de la journée, certains badauds, ne se
contentant plus de petite monnaie, avaient même laissé quelques billets ! Les
enfants, faciles à contenter demandaient principalement des animaux, mais
certains demandaient des personnages de bandes dessinées.
Il savait
qu'il risquait d'avoir de gros ennuis. On ne plaisante pas impunément avec la
famille Hergé et il le savait. Le dernier dessinateur de rue qui s'y était
risqué avait été retrouvé au fond de la Seine, les pieds lestés de quelques
parpaings. Mais par amour de son art, Hermann n'hésitait pas à braver tous les
dangers et il réalisait parfois, à la demande expresse de son public, un buste
de capitaine Haddock en ballons de baudruches dans le plus pur style du
dessinateur belge. Grâce à la grande variété des couleurs de ballons et aux
techniques occultes du terrible Mandracus, il avait réussi à reproduire l'ancre
dessinée sur le pull-over du capitaine ainsi que sa pipe qui émettait parfois
de la fumée par un astucieux jeu de chambre à air et l'utilisation savante de
talc. La foule était littéralement subjuguée. Un riche Américain était prêt à
lui donner mille francs pour son capitaine Haddock, mais devant les larmes du
petit garçon à qui il l'avait promis, il refusa l'offre. L'argent rentrait. Il
investissait pour améliorer ses spectacles, il avait acheté du maquillage de
meilleure qualité ainsi qu'une pompe afin d'économiser son souffle et de
réaliser plus vite ses œuvres.
Il s'attira
encore la sympathie du public un jour qu'il confectionna un fauteuil avec
accoudoir qui avait presque l'apparence du cuir pour une vieille dame de
l'audience qui avait les jambes chancelantes. On l'aurait cru installée dans un
véritable fauteuil club. Le succès était complet. Au bout de quelques mois, il
décida carrément de laisser son travail ingrat et de se consacrer uniquement au
perfectionnement de son art. La générosité de ses spectateurs lui permit même
de se rapprocher du centre ville et de louer une coquette chambre non loin du
cimetière du Montparnasse.
Un jour, alors
qu'il renouvelait encore ses exploits devant une foule médusée, il fut abordé à
la fin de son spectacle par un homme qui l'avait observé tout du long, se
tenant derrières les badauds habituels avec lesquels il ne se confondait pas.
Il se nommait Edmond Bachelard et était le propriétaire des folies du cheval,
un prestigieux cabaret des grands boulevards. Dans un grand sourire, dévoilant
des couronnes en or comme Heraman en avait toujours rêvé, il lui dit qu'il
tenait absolument à ce que Herr Clowny se produise dans son établissement. S'il
était d'accord, le contrat était prêt et ils pouvaient le signer
dans la demi-heure suivante. Hermman ne touchait plus terre. La consécration.
Finalement ! Il avait du mal à croire qu'une telle chance put s'offrir à lui
après toutes ces années de misère et d'errance.
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