III
Plus tôt dans
la soirée, lorsque sur le trottoir, il avait vu son créateur disparaître dans
un taxi qui démarrait en trombe, le petit homme fait de ballons de baudruche
s'était senti comme instantanément plongé dans un bain d'eau glacé. La pluie
fouettait son visage, mais il n'y prêtait pas attention. Son créateur, son seul
lien avec le monde, venait de l'abandonner, de fuir le plus rapidement possible
à sa simple vue.
Désemparé,
abattu, il s'était laissé tomber sur le trottoir, adossé contre le mur du
cabaret. Cela faisait à peine quelques minutes qu'il était de ce monde et les
choses n'avaient pas commencé sous les meilleurs auspices pour lui.
Il n'était pas
encore très endurant, il avait besoin de repos. Ses membres lui faisaient déjà
moins mal. Sa vue, tout à l'heure brouillée, était devenue plus nette. La
douleur de l'éveil s'estompait à mesure que celle de l'abandon progressait.
Le vieux
gardien du cabaret sortit de sa loge. Cela faisait un moment qu'il observait le
petit homme. Il ne pouvait le laisser là, mais il ne pouvait non plus se
résoudre à le chasser. Il était embarrassé, ne sachant trop que faire, mais il
prit tout de même la pauvre créature en pitié. Il alla chercher dans sa loge un
verre de lait et un morceau de brioche qu'il tendit au petit être.
Cette
sensation était nouvelle pour lui, mais ce premier repas lui fit du bien. Le
vieux gardien se voulait rassurant.
- T'en fais
pas va, mon gars. Ça va aller. C'est sûr c'est pas facile, mais tu sais, moi,
mon vieux, je l'ai jamais connu. Alors j'me dis, vaut ptêt mieux ça que rien. –
Il s'interrompit un instant, pensif. – Ou alors ptêt pas.
Encore dans
ses pensées, il disparut dans sa loge. L'homme ballon de baudruche termina son
repas. Le gardien revint quelques minutes plus tard et lui tendit une
couverture ainsi qu'un morceau de papier.
- Allez tiens,
va, et maintenant fiche le camp. C'est l'adresse du vieux Hermann. T'as l'air
d'être un bon petit gars, mais tu peux pas rester là. Je peux pas faire plus
pour toi.
Le petit homme
ballon de baudruche se releva. Il remercia le gardien d'une petite voix encore
faible et se mit en quête du logis de son créateur. Quelqu'un eut la
gentillesse de lui faire l'aumône d'un ticket de métropolitain. Emmitouflé dans
la vieille couverture, il passait aisément pour un jeune mendiant ; il put
ainsi se rendre chez Hermann, ravagé, qui avait déjà bu une bouteille entière
de Schnaps.
Après son
entrevue avec son père, n'ayant nulle part où aller, l'homme ballon de
baudruche retrouva quelques heures plus tard le cabaret, le seul lieu qu'il
connaissait, celui de sa naissance. La nuit était bien avancée et tout était
fermé. Plus trace de quiconque. Quel idiot il avait été de croire que quelqu'un
l'aurait attendu ici. Il se traîna jusqu'à une impasse qui jouxtait le cabaret
et se laissa tomber sur un tas de carton entreposés entre la sortie de secours
et une benne à ordures.
Son père
venait de le renier. Il était absolument seul, sans aucun appui ou soutien en
ce bas monde. Il se laissa aller à la tristesse et des larmes coulèrent sur ses
joues de caoutchouc. De vieux journaux en guise d'oreiller, la vielle
couverture mitée du gardien pour seule source de chaleur, il s'endormit, trop
épuisé pour que sa tristesse le maintienne éveillé.
Les sirènes de
police le tirèrent de son sommeil. Malgré le froid, ce repos lui avait été
profitable. La blessure était encore vive, mais il ne comptait plus se laisser
abattre. Son père l'avait abandonné, il n'avait personne sur qui compter et
bien tant pis ! Il s'était réveillé emplit d'une force et d'une résolution
jusque-là inconnues. Il s'en sortirait coûte que coûte. Il n'avait pas demandé
à être ici et ce ne serait pas sa petite enfance malheureuse qui
conditionnerait le reste de sa vie. Il voulait devenir quelqu'un et il ferait
tout pour y parvenir. Peut-être à ce moment-là, son père pourrait-il le
regarder en face et l'accepter auprès de lui. Mais pour être quelqu'un, encore
fallait-il avoir un nom, et lui n'en avait même pas. Il refusa de céder à
l'abattement. Une bourrasque fit s'envoler une feuille de vieux journal que le
vent maintint collée à son visage. Il s'en saisit. À la lueur du réverbère, il
distingua une photo illustrant un article. Elle représentait un homme barbu au
regard fier et décidé. Il portait un drôle de couvre-chef qui amusa l'homme
ballon de baudruche. La légende de la photo indiquait son nom : Ernesto Che
Guevara. L'homme ballon de baudruche n'avait pas la moindre idée de qui il
pouvait être, mais il trouva que le prénom d'Ernesto avait une certaine classe.
Si personne ne lui avait donné de nom, il fallait qu'il s'en choisisse un
lui-même ! Et à partir de cet instant, on l'appellerait Ernesto Ballon de
Baudruche.