lundi 12 septembre 2011

Le chant des oiseaux (3/3)

Venez, je vais vous faire écouter. Il se leva et l'invita à le suivre. Passés au salon, il ouvrit les portes d'un meuble qui cachait une chaîne haute fidélité. Il lança l'enregistrement et Maria fut immédiatement saisie d'un sentiment étrange de chaleur. Ce chant était sans pareil, il était d'une beauté indicible. Emue aux larmes, elle n'eut rien besoin de dire.
- Vous comprenez pourquoi j'ai voulu consacrer mes recherches à faire renaître cette beauté.
- C'est la plus belle chose que j'aie jamais entendue. Mais comment se fait-il que personne n'ait jamais entendu parlé de ce chant magnifique depuis vos travaux ?
- C'est la raison pour laquelle j'ai décidé de tout arrêter.
Maria ne comprenait pas.
Après des années d'étude, de travail, d'efforts acharnés, soulevant à chaque fois un défi scientifique qui semblait infranchissable encore six mois auparavant, nous avons fini par y arriver : nous avons fait revivre une espèce disparue. Des mâles, des femelles. J'étais au comble de l'excitation quand ils sont nés. Je les ai regardé grandir avec toute mon attention et tout mon amour. Ils se développaient tout à fait normalement. Le temps passait et pourtant, ils ne chantaient pas. Ils poussaient de petits cris, mais aucun chant n'est jamais sorti de leur gorge. Ils approchaient de l'âge adulte et j'attendais avec impatience le temps des amours, pensant que ce serait là l'occasion d'enfin pouvoir les entendre. Mais là encore, je fus déçu. Ils se reproduisirent, il y eu deux générations, puis trois, mais mes pires craintes se confirmèrent : il n'y avait toujours aucune trace de ce chant divin. J'étais atterré. Mes collègues, avec qui je n'avais pas partagé mes espérances, me prenaient de plus en plus pour un homme étrange, ne comprenant pas pourquoi je ne me réjouissais pas de cette première mondiale parfaitement réussie de leur point de vue.
J'ai commencé à mettre en doute mon travail, à me demander ce qui n'avait pas marché dans notre méthode. Mais après des semaines et des semaines à tout analyser, à tout remettre en cause, j'ai dû me rendre à l'évidence. Tout avait parfaitement fonctionné. Pire que cela, j'ai pris conscience que les choses ne pourraient jamais mieux fonctionner. Il marqua un temps, s'assit sur l'un des fauteuils du salon et invita Maria à en faire de même.
Comprenez-moi bien, l'obstacle ne venait pas de nos connaissances ou d'une faiblesse technique de notre part. Vous comprenez, dans ce domaine, il n'y a pas de demi-réussite. Ou vous réussissez, ou vous échouez. Les oiseaux sont nés, viables, conformes exactement en tout points à ceux éteints, ils se sont développés, se sont reproduits et nous avons aujourd'hui une grosse centaine d'individus, mais aucun ne chante. Certains ont très tôt été réintroduits dans leur habitat naturel ; ce retour à l'état sauvage n'a rien changé. Ils poussent bien des cris pour communiquer entre eux, mais absolument rien de comparable avec même le chant d'un vulgaire moineau.
- Je ne suis pas sûre de vous suivre. Avez-vous trouvé une explication ?
- Oui, hélas. Après des semaines à me torturer l'esprit, l'explication m'est apparue, claire, limpide. Et c'est bien cela qui m'a poussé à tout arrêter, à me retirer ici. Voyez-vous, je suis généticien, je ne suis pas naturaliste. Mon défaut, mon arrogance peut-être, a été de croire que tout pouvait reposer sur la génétique. J'avais complètement négligé, occulté dans mon raisonnement, une donnée fondamentale.
- Laquelle ?
- La culture. La seule explication à ce silence est que ce chant si merveilleux, dont un simple extrait a réussi à vous tirer des larmes, était un caractère culturel et non pas biologique à proprement parlé. Voyez-vous, nous avons longtemps considéré, par arrogance, que nous étions les seuls animaux culturels. C'est faux. De plus en plus de travaux ont mis en évidence des caractères acquis, transmis de génération en génération dans de nombreuses espèces, et pas uniquement chez les primates. N'étant pas au fait de ces observations récentes, je ne m'étais même jamais posé la question en ces termes. Sans m'en rendre compte, je courrais après quelque chose d'absolument inaccessible. Ce chant est mort avec le dernier de ces oiseaux sauvages.
Lorsque j'ai réalisé que ce chant avait bel et bien disparu à jamais et qu'il était absolument trop tard, qu'aucune avancée scientifique ou technique ne réussirait jamais à le rendre à nouveau vivant, de ce moment-là, tout m'est apparu si vain, si dépourvu de la moindre importance que je n'ai plus voulu remettre les pieds dans mon laboratoire. De savoir que tant de beauté serait à jamais perdue m'a atteint profondément.
Je n'ai pas le souhait de les revoir, mais je devais bien cette explication à mes collaborateurs. Voilà pourquoi j'ai décidé de vous faire venir aujourd'hui. Pour expliquer et peut-être mettre en garde. La culture, que ce soit celle de ces oiseaux ou la notre est quelque chose de délicat, de fragile. Une fois détruite, une fois disparue, il est vain d'essayer de la faire revivre, c'est une quête impossible. Même s'il y aura toujours des hommes, s'ils laissent s'éteindre cette flamme, ils ne pourront jamais la faire revivre.
L'entretien dura encore une vingtaine de minutes, mais le professeur avait adressé son message. Maria se demandait si elle devait en sourire. Il parlèrent de ce qu'il comptait faire à présent. Lui-même ne semblait pas en avoir une idée très précise. Il souhaitait, pour un temps, rester au calme avant de se consacrer aux autres, sans qu'il n'ait encore arrêté exactement de quelle façon. Maria le remercia du temps qu'il lui avait consacré et lui dit qu'elle lui enverrai une copie de l'article avant sa publication. Le professeur Mariani la remercia en lui assurant qu'il avait toute confiance en elle et lui dit adieu. Le taxi revint la chercher et elle laissa là le professeur, dans sa villa donnant sur le lac.
Sur le chemin du retour, le paysage lombard défilait derrière les vitres du train qui ramenait Maria vers Milan et la brillante carrière qui l'attendait.
Elle pensait à cet homme étrange qui avait poursuivi son rêve et que la réalité avait rattrapé. Sa sincérité l'avait touchée. Les gens le traitaient de fou, d'original, d'excentrique — ce qu'elle avait entendu ne ferait d'ailleurs que les conforter dans leur opinion — mais, au fond, elle le comprenait. Comment aurait-il pu continuer une fois qu'il en avait pris conscience ?
La pluie se mit à tomber. Les gouttes formaient des rigoles sur les vitres du train.

3 commentaires:

  1. Je recopie ici des précisions que j'ai apporté sur la rédaction de cette nouvelle sur la page facebook de Des Mains et des Plumes :

    http://www.facebook.com/topic.php?topic=262&post=713&uid=152626124748348#post713

    Bonjour,

    Tout d'abord, merci pour votre retour.

    Sur le premier point que vous abordez, je doute qu'on puisse arriver à grand chose avec un enregistrement de piètre qualité qu'on ferait écouter à des oiseaux. De plus, cela contredit l'idée que je développe qui est liée à l'importance de la culture et de la transmission. Je ne crois pas que cette transmission pourrait s'opérer autrement que de manière naturelle.

    J'ai essayé dans cette nouvelle, par les personnages, l'ambiance et le style de rendre hommage à un auteur que j'aime beaucoup, Dino Buzzati. J'ai voulu inscrire ma nouvelle dans le même genre d'ambiance que j'avais trouvé en lisant son oeuvre. Le côté passé, des tournures un peu convenues mais qui contribuent à créer une ambiance spéciale, presque étrange. Voilà pourquoi en aucun cas je n'aurais voulu écrire cette nouvelle à la première personne. Elle est un peu comme un épisode au cours d'une rétrospective sur la vie d'un personnage imaginaire devenu par la suite quelqu'un de célèbre.

    La fin tombe un peu à plat. Effectivement, il n'y a pas de chute surprenante dans cette nouvelle. Mais comment est-ce qu'il pourrait en être autrement ? Cette révélation tombe à plat comme elle tomberait à plat dans le monde qui nous entoure. La majorité des gens pensent que la culture générale n'inclut pas la science et si une telle révélation était faite, je pense bien qu'elle ne rencontrerait qu'un froid désintérêt de la part du public alors que selon moi, il s'agit de questions fondamentales. Cela s'explique sûrement par la séparation de force des esprits entre les littéraires et les scientifiques au niveau de l'enseignement, séparation délétère s'il en est.

    Je regrette le temps où la philosophie ne représentait que l'introduction des ouvrages de science. ;-)

    RépondreSupprimer
  2. C'était une véritable tragédie que de ne plus parvenir à écrire puisque l'écriture avait toujours accompagné ma vie . Depuis toujours les mots avaient rythmé désirs et angoisses, rêves et désillusions. J'ignore encore ce qu'il s'est passé pour que plus rien ne puisse sortir de ma plume sans que je m'interroge pendant des heures sur l'opportunité d'un synonyme, sur la place d'une virgule, sur la présence ou non d'un point, d'un point virgule, d'un adverbe. Plus aucune spontanéité, plus de vrai, plus de cri lancé à travers les mots... Rien que du surfait.
    Ce n'est pas faute d'essayer, en particulier le soir avant de m'endormir, de construire mentalement des personnages agissant dans de belles phrases mais qui pareils aux rêves s'évanouissent dès le matin, rattrapés par la réalité des choses. Cette réalité qui pourtant m'échappe à moi. C'est le paradoxe de mon existence. Plus capable de sublimer la réalité, plus capable pour autant d'être dans la réalité des choses. Sorte de neurasthénie. Qui a donc volé ma sensibilité, ma créativité pour la remplacer par une boule d'angoisse et de sanglot prête à jaillir à n'importe quel moment, jaillir en colère, en rage, en désespoir, en tout, sauf en prose. Que sont devenus ces soirs d'hivers où fatiguée par l'existence je parvenais à épancher sur du papier ma douleur pour ensuite pleurer de larmes sincères et libératrices ?
    Un soir j'ai rêvé d'une île imaginaire et de la terrasse d'un étrange café où m'attendait un homme qui m'a soufflé "les nuits sont réparatrices, mais le lendemain n'est pas rédempteur". Il a disparu sans me dire comment faire pour que les jours ne se succèdent pas aux autres de façon aussi insipide. A vrai dire pourquoi écrirais-je si je n'ai rien à raconter ? Qu'inventerais-je si je n'ai rien vécu ?
    Comme l'écrivait Sylvia Plath : "« Un mauvais rêve. Pour celui qui se trouve sous la cloche de verre, vide et figé comme un bébé mort, le monde lui-même n’est qu’un mauvais rêve. Un mauvais rêve. »
    Vous apparemment n'y êtes pas. Merci pour ces beaux textes.

    Eva

    RépondreSupprimer
  3. Merci pour votre commentaire.

    Je vous souhaite de faire de beaux rêves. :-)

    RépondreSupprimer