jeudi 10 février 2011

Le dernier mot (2/3)

...


    Là, je fus saisi d'un élan de pitié à la vue de mon maître vieilli, les cheveux et la barbe hirsutes, prostré dans cette cage immonde recouverte de paille moisie. Volant encore parmi les anges de la pensée, il ne me remarqua pas tout de suite. Dès que son regard se posa sur moi, je rompis le silence :
    - Eusebio ! Mon cher Maître ! Dans quel état je vous trouve réduit ?
   - Hernando ! Comme c'est gentil à toi d'être venu me voir. Son premier sourire s'évanouit bien vite dans un froncement de sourcils. Je suis désolé, mais je n'ai pas de temps à t'accorder.
    J'étais ému.
    - Je sais, mon cher Eusebio. Quel malheur ! Le bûcher est prévu pour dans deux semaines.
  - Non, ce n'est pas ce que je veux dire. Tu dois partir. Je ne peux recevoir personne, je suis extrêmement occupé, je ne peux pas te recevoir. Sois gentil, vas t'en !
    - Mais Maître...
    - Hernando, tu as toujours été mon plus brillant disciple, crois-moi, ce que j'ai à accomplir est bien trop important, tu dois me laisser, je n'ai que trop peu de temps. Pars maintenant.
    Sa détermination me sembla alors si forte que je ne pus que m'exécuter.
  Je retournais voir Donna Margherita pour lui faire part de l'accueil que j'avais reçu, mais je lui promettais d'y retourner pour ne pas laisser seul dans ses derniers jours celui que j'admirais tant et qui avait été le responsable de la formation de mon esprit.
    Je décidais le lendemain d'y retourner accompagné de mon frère et de quelques uns de ses soutiens les plus indéfectibles et plus proches amis.
    Je le trouvais exactement comme la veille.
    - Maître Eusebio, tous vos amis, tous vos soutiens, tous ceux qui vous aiment sont là avec moi pour vous montrer leur affection et passer un lumineux moment en votre compagnie.
    La vue de ses visages amicaux ne suffit pourtant pas à l'émouvoir. Il ne daigna pas même se lever de sa litière moisie.
    - Laissez moi ! Je ne veux voir personne ! J'ai à faire ! Laissez moi tranquille !
   Nous ne pûmes pas même nous présenter devant lui. Malgré toutes nos suppliques, il perdit patience, se mit à crier et nous congédia sans le moindre ménagement. Affligés, nous ne pûmes que battre en retraite.
   Certains en vinrent à douter de sa santé mentale, mais je les fis vite taire. Auprès des ignares, un tel génie pouvait apparaître fou, mais je savais qu'une raison impérieuse devait le pousser à agir ainsi. J'étais déterminé par la persuasion ou par la compassion à faire céder le blocus que nous opposait mon maître.
    Je décidais de revenir le lendemain accompagné de Donna Margherita et de leur fille.
    - Maître Eusebio...
    - Encore toi Hernando ! Mais que me veux-tu à la fin ?
   - Maître, je suis ici avec votre épouse et votre fille qui vous supplient de les recevoir, de les laisser vous embrasser avant qu'il ne soit trop tard.
    Elles parurent derrière moi.
    - Ma femme, ma fille, vous savez bien que je vous aime, mais je n'ai pas de temps à vous accorder.
Donna Margherita explosa.
    - Eusebio ! Mais tu es devenu fou ! Pourquoi nous rejettes-tu nous qui sommes ta famille, qui t'aimons !
    L'agacement d'Eusebio se calma et il prit le même air professoral qu'il avait lorsqu'il m'enseignait à grand peine le grec ancien.
    - Ma chère Margherita, ma chère enfant. C'est trop tard. Je vais mourir, vous devez l'accepter. Avant de partir, j'ai quelque chose à faire de très important qui ne doit souffrir aucun contretemps.
    - Mais qu'est ce qui est plus important que ta famille, que ceux qui t'aiment ?
    Eusebio perdit de nouveau son calme.
    - Bah ! Tu ne pourrais pas comprendre ! Allez vous-en ! Laissez-moi et ne revenez pas. Ne pleurez pas, je vous reverrai le dernier jour, lorsqu'on me conduira au supplice.
    A partir de ce moment, il nous tourna carrément le dos. Sa pauvre fille n'avait cessé de pleurer tout le long de ce court entretien. Je reconduisis la mère et la jeune femme à leur demeure.
   Le lendemain, je passais la journée chez mon frère, tourmenté par toute cette affaire. J'avais beau réfléchir, je ne parvenais pas à comprendre. Pourquoi cette lumière de notre temps gâchait-il les derniers jours de sa vie dans l'isolement alors qu'il pouvait en profiter pour avoir auprès de lui ceux qui l'aimaient, pour se réconcilier avec ceux qui s'étaient éloignés, que savais-je encore, pour vivre tout simplement, tant qu'il était encore temps ? Qu'on puisse ainsi rejeter tout ce qui pouvait encore adoucir sa peine dans un tel moment dépassait mon entendement.
    Un ami de mon frère, le duc de Nunes était de passage chez lui. La discussion vint naturellement sur le cas du sage. Leur avis était qu'Eusebio déraisonnait complètement. Il n'y avait rien qui pouvait justifier un comportement si excentrique, même et peut-être surtout, à l'aube de sa mort. Comment pouvait-on préférer rester seul dans une geôle puante, plutôt que d'être entouré de ses amis et de ses proches ? Notre nom signifiait encore quelque chose, nous aurions pu intercéder pour qu'il soit mieux traité, mais lui-même aurait rejeté toute initiative.
    Pour ma part, je ne pouvais me résoudre à traiter mon maître de déraisonnable, lui qui avait toujours été le chantre de la raison. Je ne pouvais non plus rester dans une telle incompréhension. Malgré ses demandes pressantes, craignant sa réaction, je me résolus tout de même à l'aller trouver de nouveau.


...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire