mercredi 9 février 2011

Le dernier mot (3/3)

...


   Je le retrouvais à la même place, impassible, semblant être plongé en pleine méditation.
   - Maître, pardonnez moi de vous importuner encore...
   - Hernando, mais que veux-tu à la fin ?
   Je tentais de le radoucir.
  - Maître, vous avez été mon guide, mon formateur, je vous admire tellement. Vous allez mourir dans peu de temps. Je ne peux accepter de vous laisser partir sans comprendre.
   Il soupira et m'adressa un regard plein de bonté.
   - Cher Hernando. Je sais que je dois mourir, c'est ainsi et je n'ai pas peur. Je ne peux qu'être honnête avec moi même et je mourrai en martyr de la vérité face à l'aveuglement et à la bêtise. Vois-tu, j'ai encore quelque chose à faire.
  - Mais mon maître, ce sont vos derniers instants. Pourquoi n'en profitez-vous pas pour les passer entouré, choyé, à jouir de la présence de ceux qui vous aiment et que vous aimer ?
   - Je n'ai pas le temps. Il me reste quelque chose à faire d'extrêmement important. Avec toi, mon plus brillant élève, je peux certainement prendre quelques instants pour m'en entretenir.
   Je vais mourir. Je n'ai pas peur, mais je pars avec quelques regrets. J'ai passé tant de temps à chercher du sens, à essayer de comprendre, à penser à Dieu, j'ai lu tous les philosophes qui m'ont précédé dans l'histoire des siècles et je ne veux pas que tout ce travail, toutes ces années sacrifiées à l'étude et à l'érudition ait été employées en vain. Je suis arrivé pour ainsi dire au temps des conclusions, comme mes prédécesseurs, je suis sur le point de tirer l'essence de toute ma pensée car l'important au final, c'est la transmission. Je veux qu'après ma mort, les générations futures puissent profiter du philtre de ma pensée. Pourquoi se souvient-on de tous ces admirables penseurs ? Parce qu'ils ont laissé une trace. Vois-tu Hernando, moi aussi je veux laisser une trace !
   - Mais, mon Maître, vos ouvrages parlent déjà pour vous...
  - Peccadilles que tout cela ! Non, ma plus grande œuvre, je dois le dire, je n'ai pas encore eu le temps de la réaliser. Le Prince, qui m'a toujours jalousé au fond de lui ne m'autorise pas même un morceau de papier et le garde me surveille constamment.
   - Je pourrais peut-être intercéder...
  - Non ! Ce n'est pas la peine. J'ai suffisamment pensé, je suis, vois-tu, comme le sculpteur qui taille le bloc de marbre, retirant tout le superflu pour qu'il ne reste que l'essence. La trace, le souvenir impérissable que je vais laisser au monde, je suis en train de la façonner ici même ! Elle tiendra en une seule phrase. Ce sera la dernière, mais grâce à elle, les siècles se souviendront de Eusebio Balzano de Padoue ! J'ai presque terminé, je suis sur la bonne voie, mais je dois encore beaucoup me concentrer. C'est pourquoi je n'ai pas le temps de te recevoir plus longtemps.
   - Mais mon Maître, je viens à peine...
   - Baste ! Toi au moins, j'ai cru que tu comprendrais...
   Je me soumis, de peur qu'il ne close notre entretien encore plus rapidement.
   - Je ferai selon vos désirs cher maître.
  - Tu as toujours été un bon garçon Hernando. Vois-tu, cette phrase sera ma vengeance ! Hé ! Hé ! Du haut du bucher, alors que les premières flammes me lècheront les jambes, je la cracherai comme une flèche qui transpercera le Prince et alors, il sentira, il comprendra, comme il a eu tort. Cette phrase sera mon héritage, le fruit de ma pensée et ma réhabilitation. Je veux que toi, Hernando, tu sois présent pour la recueillir. Tu seras l'exécuteur, le dépositaire de ma dernière volonté.
   L'idée d'assister à la mise à mort de mon maître et ami me révulsait au plus haut point, mais je ne pouvais qu'accepter et soulager ainsi sa peine.
   - Je serai là, cher maître. Vous ne partirez pas sans avoir pu laisser votre héritage.
   - Je te remercie cher Hernando. Je suis soulagé. Maintenant laisse moi, j'ai encore beaucoup à faire.
  Eusebio retourna s'asseoir dans la paille moisie et son regard se porta de nouveau au loin, vers les sphères où il règne, inconnues aux esprits moins élevés que le sien.
   Je m'en retournais voir mon frère, pensant encore à ce saint homme que j'admirais tant, me promettant de le retourner voir afin de tenter d'infléchir sa détermination pour que ses proches puissent dignement lui dire adieu.
   Malgré cela, et jusqu'au bout, il se montra inflexible. Il refusait de voir quiconque afin de se consacrer pleinement au dernier sacerdoce qu'il s'était confié.
   Le temps passait et le jour fatidique devint imminent. La veille, il consentit tout de même à me recevoir.
Je le vis peu de temps, mais un grand soulagement apparaissait sur son visage, la joie illuminait ses traits.
   - Hernando, j'ai trouvé. Je l'ai.
   - C'est magnifique Maître, vous avez atteint votre but. Je me rapprochais de lui. 
   Je vous écoute, Maître, allez-y.
  - Ah non, non, Hernando, c'est trop tôt. Il se peut que la nuit me fasse opérer quelque ultime modification. Tu la découvriras en même temps que tout le monde. Maintenant, tout est prêt. J'ai hâte de voir l'effet qu'elle produira sur ce maudit Prince.  Il faut partir. Adieu, mon disciple.
   A travers les barreaux, je serrai longuement sa main.
   Je dormis, cette nuit-là, d'un mauvais sommeil. 
  Mon frère m'accompagna jusqu'à la place où le supplice devait avoir lieu. Le condamné, les membres entravés par des chaînes, fut conduit à pieds de sa geôle au lieu de l'exécution. Le bucher avait été dressé là, à l'avance. Avant d'être installé, il serra une dernière fois dans ses bras sa femme et sa fille qui furent ensuite conduites au loin. La populace était là, le Prince, trônait sur une estrade à l'autre bout de la place et mon frère et moi nous tenions au premier rang, en face du bucher.
   On lia le pauvre Eusebio au poteau qui dépassait du tas de fagots imbibés de poix. Il était impassible. L'inquisiteur lut la sentence puis s'en alla rejoindre le Prince. Le bourreau prit la torche et la jeta aux pieds d'Eusebio avant de se mettre lui aussi à l'écart. Mon sang était glacé.
   Le feu prit rapidement. La fumée était importante. Je vis mon maître faire de gros efforts pour parler. Ses lèvres se murent. Je reconnus son timbre profond. Sa voix se mêlait au crépitement du bois. Bientôt, la fumée le recouvrit complètement. Je l'entendis crier, un hurlement horrible. La fumée se dissipa quelque peu, comme chassée par les hautes flammes. Je distinguais encore son corps dans la fournaise. Le spectacle était atroce. Pas un murmure n'agitait la foule. Puis tout fut terminé. Encore bouleversé par cette vision d'horreur, je me tournai vers mon frère. Il était pâle, autant que je devais l'être. J'allais voir ensuite le bourreau et tous les témoins de la scène qui étaient aussi proches que nous l'étions de mon maître.
   Tous étaient formels, ils n'avaient rien compris aux mots découpés qui s'étaient échappés du crépitement des flammes. Absolument personne n'avait entendu la phrase qu'il avait essayé de nous transmettre.

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